Dimanche
C'est dimanche aujourd'hui.
Pour la première fois, aujourd'hui
ils m'ont laissé sortir au soleil
et moi,
pour la première fois dans ma vie,
j'ai regardé le ciel sans bouger
m'étonnant qu'il soit si loin de moi
qu'il soit si bleu
qu'il soit si vaste.
Je me suis assis par terre
plein de respect
et j'ai collé mon dos contre le mur blanc.
Il n'est pas question en cet instant
de me jeter dans les vagues.
Pas de combat en cet instant
pas de liberté et pas de femme
Terre, soleil et moi
Je suis un homme heureux.
Nâzim Hikmet
Dimanche (1938), in C'est un dur métier que l'exil
Éditions Le Temps des Cerises ; février 2014
« Je suis né en 1902
Je ne suis jamais revenu sur le lieu de ma naissance
Je n'aime pas me retourner »
Et le « géant aux yeux bleus » ne revint jamais à Salonique...
Ambiance feutrée à Istanbul : Nâzim, enfant, est bercé par la poésie de son grand-père Pacha, un haut fonctionnaire ottoman, et par sa mère, Djélilé, artiste férue de culture française.
Révolté par l'occupation d'Istanbul par les puissances alliées après la première guerre mondiale, exalté par la lutte des paysans turcs pour l'indépendance et enthousiasmé par la révolution d'Octobre, il a tout juste vingt ans quand il part à Moscou, en 1922.
Il retourne en Turquie en 1924, après la guerre d'indépendance, mais, victime de persécutions, car c'est désormais un « rouge », il repart à Moscou en 1926 et multiplie les allers-retours.
Moscou bouillonne alors. Il y fait la rencontre de Maïakovski et des futuristes russes, dont l'influence bouleverse sa poésie, et travaille avec Meyerhold.
Communiste parce qu'il aime tout, passionnément, la liberté, son pays, son peuple et ses femmes, il devient le génie en exil de l'avant-garde turque.
De retour en Turquie, il est condamné en 1938 à vingt-huit ans d'emprisonnement, car il a publié, en 1936, un éloge de la révolte, L'Epopée de Sheik Bedrettin, ou le combat d'un paysan contre les forces de l'Empire ottoman. Il est libéré en 1949 grâce à l'action d'un comité international de soutien, formé à Paris par ses camarades Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso et Paul Robeson.
C'est avec ce dernier et Pablo Neruda qu'il partage en 1950 le Prix mondial de la paix. In absentia, car Hikmet, affaibli par une longue grève de la faim ainsi que de graves problèmes cardiaques, ne peut se déplacer à Varsovie, où la cérémonie a lieu.
« Une bien triste liberté »
Hikmet est constamment surveillé. Il échappe miraculeusement à deux tentatives de meurtre, mais ne parvient pas à être exempté du service militaire, qu'on lui demande d'effectuer à cinquante ans. C'est la guerre froide, et il milite contre la prolifération de l'armement nucléaire. Que faire si ce n'est fuir, se réfugier en Union soviétique, laissant femme et enfants ?
Devenu membre très actif du Conseil mondial de la paix, le poète chante l'Internationale, mais ne tait pas son rejet du stalinisme. Le « communiste romantique » célèbre la lutte, synonyme de vie, une liberté que ronge, selon lui, l'autorité.
Citoyen polonais suite à la perte, immense, de la nationalité turque, il voyage partout, pour tromper l'exil. En Europe, en Afrique et en Amérique du Sud seulement, car les Etats-Unis lui refusent un visa.
« Malgré le poids dans ma poitrine,
Mon coeur bat toujours avec les étoiles lointaines »
Nâzim Hikmet meurt à Moscou en 1963. Son coeur a cessé de battre la mesure de la perte, mais le vent souffle toujours entre les arbres doux d'Anatolie, sur les visages de ses femmes, qu'il a aimées aussi fort que le monde.
17e Printemps des Poètes
7 au 22 mars 2015
L'INSURRECTION POÉTIQUE
"La poésie peut encore sauver le monde en transformant la conscience" Lawrence Ferlinghetti
Fait de langue, la poésie est aussi, et peut-être d'abord, « une manière d'être, d'habiter, de s'habiter » comme le disait Georges Perros.
Parole levée, vent debout ou chant intérieur, elle manifeste dans la cité une objection radicale et obstinée à tout ce qui diminue l'homme, elle oppose aux vains prestiges du paraître, de l'avoir et du pouvoir, le voeu d'une vie intense et insoumise. Elle est une insurrection de la conscience contre tout ce qui enjoint, simplifie, limite et décourage. Même rebelle, son principe, disait Julien Gracq, est le « sentiment du oui ». Elle invite à prendre feu.
Jean-Pierre Siméon, directeur artistique du Printemps des Poètes (il faut aller ici)