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Littér'auteurs

16 janvier 2014

Semaine poétique : JEAN TARDIEU


SEMAINE JEAN TARDIEU

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16 janvier 2014

Lecture en cours : DÉSORDRES, Lettre à un père. Elsa Montensi

DÉSORDRES

16 janvier 2014

LE PREMIER QUI PLEURE A PERDU ; Sherman Alexie

Le premier qui pleure

Le Premier qui Pleure a Perdu
Sherman Alexie
Albin Michel, col. Wiz, novembre 2013
288 pages, 14,50 €
À partir de 11 ans

 

 

 

 

 

 

Du début « Je suis né avec de l’eau sur la tête » ... à la fin « Nous n’avons pas compté les points ».

« Je », c’est Junior. « Nous », c’est Rowdy et Junior.

Entre ces deux périodes, ce sont les péripéties à la fois émouvantes et facétieuses d’un jeune Indien Spokane*. Junior est né « avec trop d’huile dans le crâne », dit-il. C’est-à-dire avec trop de liquide céphalo-rachidien. Il explique que « le moteur qui [lui] permettait de penser, de respirer et de vivre a ralenti et s’est enlisé ». Et que son cerveau se noyait dans l’huile et qu’il a fallu une opération chirurgicale : « les médecins ont ouvert mon petit crâne et aspiré toute cette eau en trop avec un minuscule aspirateur ».

Il préfère prévenir tout de suite son lecteur : « toute l’histoire est rigolote et farfelue ». Sous cet angle, en effet, Junior a l’art et la manière de présenter les choses avec humour, fantaisie et désinvolture. Et ce sont de francs sourires qu’arrachent les portraits croqués par le jeune garçon. Portraits au deux sens du terme : narratifs et crayonnés. Parce que Junior dessine. « Je dessine parce que les mots sont trop imprévisibles. Je dessine parce que les mots sont trop limités. […] Je dessine parce que je veux parler au monde. Et que je veux que le monde m’écoute ». Un monde qu’il voit « comme une série de barrages rompus et d’inondations et [ses] dessins comme de tout petits petits canots de sauvetage ».
Ses croquis illustrent à merveille ses narrations qui sont aussi de petites pépites du genre. « Mes mains et mes pieds étaient gigantesques. En CE2, je chaussais du 46 ! Avec mes grands pieds et mon corps de crayon, j’avais l’air d’un L majuscule quand je marchais dans la rue ».

L’ensemble du roman est ainsi émaillé de croquades, écrites et dessinées, particulièrement bien venues et désopilantes.

Mais. Mais. Ce serait regrettable de ne s’en tenir qu’à cet aspect du livre, même si cette apparence lui confère un atout évident pour qu’un ado ose le prendre sans crainte de se roussir les doigts et les neurones. C’est drôle, délibérément drôle et c’est un excellent argument de « vente ».

Reste le fond, la charpente de ce roman.

Là, c’est du grand art ! Sherman Alexie déroule magistralement le fil dramatique de la vie sur la réserve Indienne de Spokane. Les « fils du soleil » n’ont visiblement pas bénéficié de la chaleur de sa lumière. Ils ont plutôt été brûlés par les radiations de l’astre. L’auteur sait de quoi il parle. Lui-même appartient à cette communauté Spokane, lui-même a grandi sur la réserve. Ce texte est complétement autobiographique. Déterminé à ne pas passer sa vie sur la réserve, il a cherché un meilleur enseignement à l'école secondaire de Reardan, où il était un des meilleurs élèves et un remarquable joueur de basket-ball. Comme son jeune héros. Les tableaux qu’ils brossent de la pauvreté, de l’alcoolisme, de l’exclusion, du rapport entre les blancs et les indiens, sont hurlants de vérité. Et pour cause. C’est sa mémoire, ses bouleversements, ses enthousiasmes, sa désespérance, sa haine parfois, ses découragements, ses espoirs, ses victoires sur lui-même… c’est tout ça « Le Premier qui Pleure a Perdu » (« The absolutely true diary of a part-time indian » titre original), c’est tout ça et tellement davantage ! C’est un roman de société qui nous est donné à lire, et si le tout est servi avec humour, c’est surtout sarcastique, caustique, corrosif. Mais plein d’espoir aussi, puisque le livre s’achève sur la force réconfortante de l’amitié et sur la victoire, les victoires.

 


*tribu indienne. Spokane, dans la langue indigène, signifie « fils du Soleil »

15 janvier 2014

DITES-LEUR QUE JE SUIS UN HOMME . Ernest J.Gaines

Gaines Dites leur que je suis un homme

Dites-leur que je suis un homme, Ernest J. Gaines
Liana Levi, 2010, 292 pages, 10 €

 

 

 

 

 

 

 

"adieu meusieu wigin dite leur que je sui for dite leur que je sui un omme adieu meusieu wigin"... Quelques mots laborieusement écrits sur un cahier, du fond d'une cellule. Les derniers mots de Jefferson, un jeune noir de Louisianne, dans les années quarante, accusé de l'assassinat d'un blanc. Coupable ? Innocent ? Le lecteur ne le saura jamais, et d'ailleurs ça n'a guère d'importance puisque son sort est immédiatement scellé : il sera condamné à la chaise électrique par un jury de blancs qui ne lui accordera aucune indulgence.

Un avocat est commis d'office qui, pour requérir son acquittement, laisse entendre qu'il serait cruel de tuer un homme pas plus intelligent qu’un porc. En exprimant la conviction que les noirs sont des animaux, il ne fait qu’afficher ouvertement le racisme blanc de cette période de l’histoire des États-Unis. La condamnation à mort de Jefferson ne soulève aucun mouvement de protestation. Seules Miss Emma, la marraine du jeune homme et la tante de Grant, l’instituteur (noir) de la communauté, se révoltent. Pas contre le verdict, mais contre la façon dont Jefferson a été souillé et déshonoré. Les deux femmes vont confier à Grant la mission d’aider le condamné à relever la tête avant de mourir, à retrouver son humanité.

Voici un terrible et grandiose réquisitoire contre le racisme.
Mais pas seulement. C’est aussi – et surtout –  une plaidoirie vibrante sur le droit à la dignité de tout être humain. Ernest J. Gaines développe magistralement, à partir de ce qui n’était qu’un fait divers (la mort d’un noir ne méritait pas l’intérêt… mais l’imparfait est-il si approprié que cela ?) les sentiments contradictoires qui peuvent se faire jour dans l’esprit de ceux qui, pourtant, s’insurgent contre l’arbitraire et la persécution. L’instituteur, convaincu dans sa chair de la tyrannie qu’exercent les blancs sur les noirs, affirme ironiquement cependant qu’il sait que cette société coercitive ne changera jamais alors qu’il apprend aux enfants à devenir des hommes et des femmes forts malgré leur environnement. Il est dans l’incapacité d’affronter ses propres peurs. Et c’est en aidant Jefferson à trouver sa place d’homme dans une société qui ne la lui reconnaît pas, que Grant se transforme lui-même. En se battant pour le salut humain de Jefferson, en acceptant son devoir de participer à l’amélioration de la société dans laquelle il vit.

Je vais conclure par ce qui m’a servi d’introduction : "adieu meusieu wigin dite leur que je sui for dite leur que je sui un omme adieu meusieu wigin". Jefferson, en mourant « comme un homme » et non comme l’animal que les blancs voient en lui, comprend qu’il va défier la société qui l’a accusé et condamné parce qu’il a la peau noire.

Un roman émouvant, combatif, digne, militant, austère aussi qui décrit le long chemin d’un homme qui mourra la tête haute. Un roman très proche de la biographie : Grant y est sans doute l’image de Gaines.

15 janvier 2014

Lecture en cours : LE PREMIER QUI PLEURE A PERDU, Sherman Alexie

LE PREMIER QUI PLEURE

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14 janvier 2014

LA LETTRE DE BUENOS AIRES ; Hubert Mingarelli

Mingarelli La Lettre de Buenos Aires

La lettre de Buenos Aires, Hubert Mingarelli
Nouvelles
Buchet-Chastel, 2011, 175 pages, 15 €
Prix de la Société des Gens de Lettres 2011 de la nouvelle.

 

 

 

 

Neuf hommes. Neuf hommes solitaires. Neuf hommes dans le silence. Neuf hommes dans l’errance. Neuf hommes qui ont peur, qui souffrent, qui culpabilisent.

Neuf hommes « à la Mingarelli ». Tendresse, regrets, solitudes, souvenirs. Bien sûr le passé de matelot baroudeur de l’auteur surgit à chaque entrelacs de ce recueil. Mais rien de pesant, rien qui ne fasse penser à une auto-psychothérapie, ni à une autobiographie.

C’est un vieux bourlingueur qui, dans le titre éponyme du recueil, meurt à Buenos Aires avant d’avoir pu envoyer une lettre à un fils qu’il n’a jamais vu. « Un jour, je te laisserai parce que j’ai un fils. Je ne l’ai jamais vu. Je devrais repartir, mais pas demain. Je voudrais connaître la vie, mais j’attends encore. […] Je lui ai écrit une lettre quand je suis arrivé à Buenos Aires. Elle est restée dans ma poche. Un jour, je l’ai perdue. J’en écrirai une autre ».

Ce sont deux hommes que l’on devine en fuite sur une plage, traqués. Un autre, le narrateur, les observe du haut du toit de sa maison. Cette scène va pimenter un peu sa journée, parce que seule « une souris mélancolique [le] regarde pendant [qu’il] fait la vaisselle » […] « Je n’ai personne à qui parler ici, alors je parle à la souris ».

Ce sont deux hommes, soldats en déroute, dont l’un est le conteur, qui, une glaciale nuit d’exode se trouvent obligés de partager un abri de fortune, un maigre repas et surtout se voient condamnés à communiquer. « J’aimerais pleurer une fois avant d’arriver chez moi, mais je n’y arrive pas […]  Je ne veux pas rentrer chez moi avec tout ça à l’intérieur. Je voudrais m’en délester un peu avant d’arriver ».

C’est la fugacité d’une communion entre deux hommes. « Je pensais que rien ne se perd et qu’il vaut mieux dire les choses mille fois plutôt qu’une. Je savais que le dense feuillage d’un arbre est fait de dizaines de milliers de petites feuilles tendres et fragiles, et que sans les autres, une seule d’entre elles est vite emportée par le vent ».

C’est un marin qui choisit, à la fin de son engagement, de s’enfoncer dans la forêt pour y vivre le reste de ses jours. « Et c’est ainsi que, chargé comme une mule, je m’enfonçai dans la forêt, fuyant les hommes et l’océan, le cœur léger » […] « Je pensais avant même d’avoir dressé ma tente, que j’étais enfin rentré chez moi ». Mais la forêt n’est pas si dépeuplée qu’il le pense. « J’aurais donné mes idées sur la vie et tout mon matériel pour retourner vers ce que j’avais fui » […] « Mes dernières semaines dans la forêt ressemblent aujourd’hui à une longue méditation sur le courage ».

Neuf histoires d’hommes qui tour à tour prennent la parole, alors que le silence les entoure, les étreint jusqu’à l’oppression, jusqu’à l’angoisse. « Qui se souviendra de nous ? ». Neuf histoires d’hommes qui se croisent, alors que la solitude les habitent, dont les destins se nouent dans le hasard d’une rencontre, puis se dénouent pour que chacun poursuive sa quête jusqu’au bout de la vie.

« Moi, j'étais malheureux. Pour ne plus y penser, je m'assommais la tête en lisant des histoires où jamais personne n'est malheureux à bord d'un cargo qui pourtant sombrera tôt ou tard ».

12 janvier 2014

LA POÉSIE DANS LE BOUDOIR : Maram al-Masri

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Par la fontaine de ma bouche, Maram al-Masri

Éditions Bruno Doucey, 2011, 80 pages, 12 €

 

 

 

 

 

 

 

Le fracas des âmes ne parvient pas
à l'oreille du gardien des flammes

il se brise sur la vitre qui nous sépare
nous emprisonne dans le visible

la plainte des colombes ne parvient pas aux cavités
mais s'évanouit dans le silence de l'espace

nulle couleur pour la souffrance
nulle couleur pour l'espérance

le ciel absorbe les prières comme un ventre de femme
comme un téléphone public dans un quartier bruyant

une voix gémit
se balance sur une corde fragile
ni les saints ni les anges ne l'entendent
pas plus que les chiens
assoupis au seuil des étables
protégeant les loups de la chair des agneaux

Maram al-Masri, Signe 24

11 janvier 2014

L'HOMME IDÉAL (EN MIEUX) ; Angela Morelli

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L’homme idéal (en mieux), Angela Morelli
Harlequin, 2013, à télécharger

 

 

 

Soit une gentille petite dame, pas mal roulée, pas trop inculte (elle est quand même prof de français), entourée de quelques bonnes copines (de bringue, de confidences), mère d’une adorable petite louloute de 9 ans, et… banco ! divorcée !

Soit un très beau mâle, séduisant en diable, pas mal lettré, père d’un grand garçon, et… banco ! veuf !

Mettez les ingrédients dans un lit, insérez quelques évènements de la « vraie » vie (vous avez le choix entre quelques bribes d’internet, des échanges de textos, un site de rencontre, un frigo désespérément vide, une chevelure indomptable, une bronchite virale, quelques scènes un peu chaudes)  saupoudrez de quelques épices érotico-aphrodisiaques, nappez le tout de sentimentalisme resplendissant, et… banco ! vous obtenez un roman tout plein de beaux rêves.

Bon, sérieusement. Il est bien croquignolet ce petit texte. Les protagonistes sont adorables (en mieux). Même si j’ai trouvé quelque futilité aux dialogues, ce n’est pas mal écrit du tout. Ma foi, pour se délasser les neurones, ça peut le faire !

10 janvier 2014

À COPIER 100 FOIS ; Antoine Dole

A-COPIER-100-FOIS-ANTOINE-DOLE

À copier 100 fois, Antoine Dole
Sarbacane, 2013, 54 pages, 6 €

 

 

 

 

C’est quoi être un homme ? C’est quoi être un père ? C’est quoi l’amitié ? C’est quoi l’amour ? Antoine Dole s’accorde à peine cinquante-quatre pages pour … non ! Pas répondre à ces questions ! … mais  proposer des pistes de pensées intelligentes. En donnant la parole à son jeune héros de 13 ans, il ouvre avec beaucoup de pudeur certes, mais aussi avec intensité, le champ d’une réflexion sur l’homosexualité adolescente et les dommages que les discours bien-pensants provoquent chez ces jeunes qui, dans une période d’extrême fragilité psychologique et affective, se découvrent une orientation sexuelle et sentimentale différente de la norme hétéro.

C’est vrai que les mots, dits dans ce que l’on croit être l’anodin du quotidien, ont parfois un dramatique pouvoir destructeur. Quand le père du jeune narrateur martèle « un garçon, ça pleure pas, ça se laisse pas faire », comment peut-il entendre cette injonction cent fois répétée ? Comment gérer les insultes, les coups, le mépris de Vincent et de ses potes qui le martyrisent constamment et méthodiquement ? « Non papa, je me suis assis en boule, j’ai attendu que ça passe, j’ai mal aux côtes, j’veux pas y retourner demain, steuplé va leur demander d’arrêter ».

Comment gérer une relation à un père enfermé dans le bien-disant ? Comment se construire avec des outils qu’on ne sait pas utiliser parce que leur mode d’emploi n’est pas rédigé dans un langage que l’on comprend ? Comment affronter et refuser « les vérités » d’un standard culturel et judéo-chrétien dont on a souvent oublié les sources ?

Bien sûr, il y a Sarah, un rayon de soleil dans la solitude, une respiration dans cette violence ordinaire. Elle aussi « aime les garçons » lui dit-elle avec humour, tact, tendresse et douceur en lui prenant la main pour le réconforter et tenter de le défendre contre les dérouillées de cette bande qui ne voit en lui qu’un pédé. Elle, c’est un soutien symbolique.

Antoine Dole sait dire l’angoisse, la boule au ventre, l’isolement, l’asphyxie, le désespoir. Il parle du rejet, de la différence. Il n’explique pas. Il dit. Il n’est pas sentencieux, il ouvre seulement la porte à la remise en cause des principes induits, à la prise de conscience. Cinquante-quatre pages destinées aux adolescents, qu’ils se situent dans « la norme » ou non, aux adultes bien-pensants qui pourraient oser penser autrement, aux parents – que leurs enfants soient « différents » ou non –, et à tous ceux qui ne voudraient pas rater une chance de se bousculer les neurones.

« Quand ma mère me disait que les monstres n'existaient pas, que fallait pas avoir peur, c'était pas vrai Sarah. Ces monstres-là, ils existent, moi j'en ai rencontré. On s'y fait et c'est le pire, on s'habitue à tout. »

 


Lara Fabian - La difference par DMagalhaes

9 janvier 2014

LA NUIT TOMBÉE ; Antoine Choplin

PRIPIAT

Quand, en 1986, un des réacteurs de  la centrale de Tchernobyl a explosé, Gouri, le poète, a, comme les cinquante mille habitants de Pripiat, été contraint de quitter précipitamment la zone contaminée. Gouri, sa femme, sa fille Ksenia. Ils sont partis vivre à Kiev. Depuis, Gouri est taraudé par le souvenir de son appartement abandonné aux pillards et au césium.

Tu sais bien qu’il n’y a plus rien à voir. Sans parler du danger [dit Vera]
L’appartement, continue Gouri. J’ai envie de revoir mon appartement. De récupérer deux ou trois choses, pourquoi pas.

Alors, deux ans plus tard, il arrime une remorque à sa moto et, au crépuscule, refait la route à l’envers. Un peu plus de cent kilomètres. À mesure qu’il se dirige vers la ville fantôme, le néant s’impose, la vie se raréfie. Et les « signes » apparaissent, sous forme de courtes réflexions des habitants que Gouri rencontre en chemin.

Ce qui est sûr, c’est qu’avec tous ces trafics, on en raconte de belles […] Sans compter toutes les saloperies que ça nous ramène de là-bas.

Il y en a qui disent qu’il faut pas boire le lait [des vaches]. Qu’il est contaminé. Et à côté de ça, y’en a d’autres qu’en boivent tous les jours en disant que tout ça c’est des balivernes.

Le paysage se transforme.

Il observe les maisons désertées de part et d’autre de la route. Certaines fenêtres ont été brisées, des portes défoncées.

Et ce n’est pas la pause qu’il fera chez ses amis Véra et Iakov qui atténuera le sentiment de violence silencieuse qui pèse sur tous et sur tout. Iakov s’approche de la mort, dans une maisonnette, dernier vestige de l’humanité vivante d’un village frontière avec la zone interdite.

Il a perdu ses cheveux et la peau du crâne est diaphane, laissant voir en plusieurs endroits l’épaisse saillie des veines. L’un de ses yeux est presque fermé, comme celui d’un boxeur après un combat. Les joues sont creuses. Les lèvres curieusement retroussées, les mâchoires crispées.

Village presque complètement vidé de sa population. Gouri passera la soirée avec Véra, Iakov en proie à des souffrances intenables, Piotr, devenu mutique, dont le père est mort en 1986 et la mère a disparu (peut-être est-elle morte aussi), Kouzma et un couple de voisins. Autour d’un repas traditionnel, réchauffé par quelques verres de vodka.

Même Vera qui semble en bonne santé dit le chaos nucléaire.

Et mon visage buriné au césium de la campagne, qu’est-ce que tu en penses ?

Avec Iakov, Gouri va remémorer les évènements de ce ravage, de ce cataclysme. Sans pathos.

Moins d’une semaine plus tard […] deux camions militaires sont arrivés ici au village. […] ils recrutaient des hommes pour nettoyer la zone. […] s’engager pour ce travail, c’était ni plus ni moins faire son devoir de citoyen […] surtout il a parlé du travail de patriote que c’était et de la reconnaissance que ça nous vaudrait […] il a expliqué le fonctionnement d’un dosimètre en disant qu’ n’y en aurait pas pour tout le monde.

Il n’y a pas longtemps, quelqu’un m’a dit que là-bas, certaines nuits, les arbres se mettaient à rougeoyer […] J’ai vu ça de mes propres yeux. Un truc étrange. Tu regardes ça et même si t’as une grande gueule je peux te dire que ça ferme le clapet […] et ça te met aussi dans un drôle d’état.

On nous a emmenés dans un champ […] près du village de Tchestoganivka […} je te jure que c’est exactement ce que [le chef] a dit : les gars, on va enterrer ce champ […] enterrer la terre.

Pour évoquer les moments que Gouri va partager avec Iakov, Vera et les autres, la plume d’Antoine Choplin s’est trempée dans cet univers lugubre, sordide, sépulcral.

Si t’avais vu ça. Des villages entiers. Enterrer la terre, évacuer les gens… Des fois, je me suis demandé si on allait pas nous demander de les enterrer eux aussi, avec le reste.

Il a dit t’as vu ça la pluie. On dirait qu’elle est noire. Et j’ai regardé à mon tour et c’était exactement l’impression que ça faisait. La couleur noire de la pluie, ça je m’en souviens.

Après cette soirée, Gouri va reprendre sa route vers Pripiat.

Comment dire. Au début, quand tu te promènes dans Pripiat, la seule chose que tu vois, c’est la ville morte. La ville fantôme. Les immeubles vides, les herbes qui poussent dans les fissures du béton. Toutes ces rues abandonnées. Au début, c’est ça qui te prend aux tripes. Mais avec le temps, ce qui finit par te sauter en premier à la figure, ce serait plutôt cette sorte de jus qui suinte de partout, comme quelque chose qui palpiterait encore. Quelque chose de bien vivant et c’est ça qui te colle la trouille. Ça, c’est une vraie poisse, un truc qui t’attrape partout. Et d’abord là-dedans. De son pouce, il tapote plusieurs fois son crâne. Je sais de quoi je parle.

Gary va poursuivre sa quête. Au petit matin, de retour chez Vera et Iakov, il est chargé du bien précieux qu’il est allé chercher dans la ville damnée.

… si ça se trouve, [le diable] a installé ses quartiers dans le coin et il est là, à bricoler. Il profite de l’aubaine pour se fabriquer un monde à lui. À son image. Un monde qui se foutrait pas mal des hommes. Et qu’aurait surtout pas besoin d’eux. Ça colle le vertige, ça, quand on y pense. Un monde qui continue sans nous. Hein. (Kouzma).

Un monde qui continue sans nous… Oui. Antoine Choplin propose une vision sans concession d’un monde que ni Dieu ni le Diable ne modifient sans l’assentiment de l’Homme. C’est une « peinture au césium » que l’auteur propose dans ce roman. Mais en filigrane sont les mots, les hommes, les femmes, la nécessité de vivre dans l’urgence, la tendresse.

Des pages qui vont à l’essentiel, qui disent l’Humain au cœur de l’Inhumain intenses, profondes, dignes et simples.

la nuit tombée, Antoine Choplin

La nuit tombée, Antoine Choplin
La fosse aux ours, Août 2012, 122 pages.

 

 

 

 

 

 

 

C'est l'avis de Jérôme qui m'a entraînée dans cette aventure, et je ne le regrette vraiment pas !

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