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Littér'auteurs
10 septembre 2013

LE QUATRIÈME MUR, Sorj Chalandon

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Me voici, après une lecture difficile, devant le difficile exercice de rédiger un billet sur le dernier livre en date de Sorj Chalandon. Difficile, parce que je considère cet auteur comme l'un des récents monuments de la littérature. Difficile, parce que j'ai avec lui, sans qu'il le sache, un lien particulier : c'est grâce à lui et au "Petit Bonzi" que j'ai retrouvé le chemin de la lecture et de l'écriture, après avoir vécu un choc émotionnel et intime d'une extrême violence.

Depuis, j'ai exploré son oeuvre avec une certaine avidité, aimé "Une promesse", "Mon Traitre", "La légende de nos pères", "Retour à Killibegs". Aimé, vraiment. Inconditionnellement. Dès lors, je ne pouvais qu'attendre impatiemment ce roman qui vient de paraître. Je me suis gardée de lire chroniques, critiques et interviews : je ne souhaitais de cette nouvelle lecture que mes propres émotions. Parce que, comme Sam, je "redoute les certitudes (les miennes quand elles surgissent, et aussi celles des autres) pas les convictions". 

Sam le grec. Samuel Akounis, sans lequel ce roman n'aurait pu être conçu. Sam, qui vient, en 1974, interpeller un groupuscule d'étudiants insoumis, révoltés et engagés de l"amphi de la faculté de Jussieu. Sam, qui passe par là, mais pas par hasard. Sam qui leur raconte "la nuit du drame, le samedi 17 novembre". Athènes,1973. La répression sanglante. Sam secoue les consciences, rétablit des vérités, désigne les adversaires à ces jeunes qui brandissent le petit livre rouge, qui hurlent au nazisme sans s'être frottés aux réalités de l'histoire. Sam sait, lui. Et il explique, il dit, il narre l'innénarable. "Le Grec parlait. L'Amphithéâtre se taisait. Nous n'étions pas habitués à cette économie de mots et de gestes. Il nous racontait comme on se confie, reprenant sa respiration comme au sortir de l'eau".

Cette respiration, c'est justement ce qui manquera à Samuel Akounis, pour réaliser son rêve de théâtre, de théâtralité, de théâtralisation, sa belle utopie.

Georges et Aurore nouent une amitié sans faille avec Sam. Ils appartiennent à ce groupe d'édudiants qui viennent de trouver leur père spirituel, leur guide de l'engagement. Georges est apprenti metteur en scène et rêve de merveilleuses réalisations. Sam EST metteur en scène et confie à Georges le soin de mettre en scène sa belle utopie

Au Liban, la guerre se déchaîne. Au nom de Dieu, du dieu de chacun des antagonistes, les massacres se multiplient, les exactions foisonnent. Et Sam le grec, Sam le juif, sur son lit d'hôpital - parce que le souffle lui manque - parce qu'il veut que l'Humanité continue à respirer, confie sa belle utopie à Georges, le disciple : Antigone, celle de Jean Anouilh, jouer Antigone, faire jouer Antigone par une troupe théâtrale amateur qui regroupe toutes les obédiences, les inféodations, sans distinction. "Cette pièce, c'est lui. C'est son idée. C'est sa vie. Il vous a choisi tous, il m'a choisi, moi. Souvenez-vous toujours qu'il est à vos côtés. Même du fond de son lit d'hôpital, il est votre metteur en scène. Cette pièce sera dédiée à votre pays, à la paix et à Samuel Akounis".

Georges, malgré les mises en garde d'Aurore, son épouse, malgré Louise, leur fillette à peine née, Georges s'en va-t-en guerre pour porter la paix, le temps d'une représentation théâtrale. Comme l'a voulu Sam. Georges part au Liban, déjà ensanglanté. Pour monter le projet dont Samuel a rêvé. "Le quatrième mur, c'est ce qui empêche le comédien de baiser avec le public".

Le quatrième mur de Sorj Chalandon, n'est-il pas l'expression de cette distanciation qu'il a su établir entre sa mission de grand reporter pour le quotidien Libération (de 1973 à 2007), et cette confondante veine de romancier qu'il développe depuis 2005 ? Comment imaginer que le journaliste n'a pu que reporter les terribles évènements de Sabra et Chatila, là, comme ça, froidement, micro en main et casque sur les oreilles ou devant son ordinateur ? Comment ne pas se demander comment un correspondant de guerre peut retrouver la paix après sa mission ? Pas la paix des hommes (existe-t-elle, d'ailleurs ?), mais sa paix intérieure. Et celle de son couple, de sa paternité.

Sorj Chalandon a confié à Georges le soin de dire son effroi, sa terreur, sa douleur, ses incompréhensions, ses rêves de trêves et de paix, ses convictions : "Je suis tombé comme on meurt, sur le ventre, front écrasé, nuque plaquée au sol par une gifle de feu. [...] Mon corps était sidéré. [...] Mon ventre entier est remonté dans ma gorge. J'ai vomi. Un flot de bile et des morceaux de moi. J'ai hurlé ma peur".

 

 

Le quatrième mur, c'est le roman d'un Homme. Qui a vécu l'impossible. L'indicible. Et qui parvient à dire. C'est comme ça avec Chalandon.

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27 juin 2013

FAITES-LE, Marek Halter

faites-le-marek halter

Le regard de Marek Halter sur l'Histoire mondiale et son rôle d'intellectuel dans cette Histoire. Le sous-titre de cet essai, "Une mémoire engagée", donne le ton dès les premières pages.

Le titre m'a fait penser au mouvement DIY, dont le but est de "produire sa propre individualité, avec d’autres et en dehors de toute aliénation". Ses origines puisent leurs sources dans l’histoire de l’humanité, s’inspirent des savoirs des populations dites primitives, ou dans les Kibboutz. 

Kibboutz... référence manifeste pour cet écrivain loquace, qui revendique sa judaïté comme une force.

Soudain nous avons croisé une patrouille allemande.
"Jude ? [Juif ?] "
...
Ma mère m'avait répété des centaines de fois : "si des soldats allemands nous arrêtent et te demandent si tu es juif, tu réponds que non."
Dans mon inconscient d'enfant, la reconnaissance de ma judaïté était évidente, essentielle. Bref je ne voyais pas plus grand danger pour moi que de n'être rien. J'ai superbement ignoré la menace mortelle que portait la question du soldat. J'ai répondu :
"Juif ? Oui, bien sûr, oui !"
Les nazis éclatèrent de rire.
"Laissez-le passer, dit le plus gradé d'entre eux, l'enfant blague ! Un Juif n'aurait jamais reconnu qu'il était juif." (pages 14 & 15)

De cette force, l'auteur va tirer un enseignement qui va guider toutes ses actions.

"Si je ne suis pas pour moi, qui pourrait bien l'être ?" À moi d'agir pour ma propre cause, le premier, si je veux de l'aide. [...] Si je sais lutter pour moi-même, je saurai le faire pour les autres, à l'inverse des belles âmes qui prétendent commencer par les autres, cherchent la solution universelle, ne la trouvent pas et s'indignent pour tromper leur impuissance. Lorsqu'ils l'inventent, stalinisme ou marxisme, c'est encore pire. (page 15)

Son texte ne se veut ni roman, ni autobiographie, ni essai philosophique.

Curieusement, c'est Alexandre Dumas, Les Trois Mosquetaires et leur célèbre "Un pour tous, tous pour un", qu'il raconte à ses compères d'enfance, petits chenapans voleurs ouzbeks, pour qu'en retour ils lui procurent de la nourriture, qui marquent la suite de son existence. C'est aussi dela violence de ces petits voyous qui n'hésitaient pas à s'affronter physiquement au moindre différend qu'il comprend que la violence commence là où s'arrête la parole (page 21)

Et c'est justement du pouvoir (et des limites) de la parole qu'il est question dans ce livre. Inlassablement Marek Halter la met en oeuvre, la porte. Il va rencontrer les plus grands de ce monde : Golda Meir, Shimon Peres, Yasser Arafat, Anouar el-Sadate, Marguerite Duras, Jean-Paul II, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Vladimir Poutine ; lutter sur tous les fronts pour un monde plus juste : Israël, Palestine, Russie, Argentine, Afghanistan...

La parole n'a pas de lieu précis ni de nationalité. Elle est ou elle n'est pas. Elle porte ou ne porte pas. (page 36)

 L'express titrait, hier : "Un livre frais et enrichissant pour l'homme vers l'homme". "Une incitation à l'action", déclare le Crif.

Oui, Marek Halter n'est pas un homme de rêve, il est d'action. Il vient de demander une audience au nouveau pape François, pour une délégation d'imams de France. Il est inlassabe, Marek !

31 mai 2013

ANA NON, Agustin Gomez-Arcos

AGUSTIN GOMEZ ARCOS

Agustin Gomez-Arcos est né en 1933 à Almeria. Il est décédé à Paris, en 1988. Il était le neuvième enfant d'une famille républicaine. Passionné de théâtre, il est d'abord comédien, metteur en scène. Puis il traduit des pièces et finit par en écrire lui-même. Il sera censuré et quittera l'Espagne, en 1966. Il apprend le français et publie dans cette langue de nombreux romans, dont 'L'agneau carnivore', en 1975, 'Ana non' , pour lequel l'auteur a obtenu 'le prix du livre Inter' en 1978, est sorti le 22 mars 1977,.

 

Gomez-Arcos-Ana-non

Ana non, Ana Paücha, Anita... Une andalouse, une femme de la mer, du soleil. Anita, fille de pêcheur est éblouie par Pedro Paücha. Son amour - un amour sans parole - est prodigieux et réciproque. Ces deux-là vont concevoir trois enfants, José, Juan et Jesus, dit Le Petit. Mais la guerre lui confisque son bohneur, la dépouille, la dissout. Son mari et les deux aînés y perdent la vie. Jesus croupit en prison, dans le nord de l'Espagne. "Décolorée, dénaturée par le deuil, Ana non". Depuis trente ans, Ana Paücha s'étiole sans ses hommes.Elle se fâne, dépérit, s'appauvrit.

Elle a soixante-quinze ans. Elle sait qu'elle va vers la mort ; elle en accepte l'idée, puisqu'elle va partir à sa rencontre. Mais avant, elle veut revoir son enfant incarcéré. Alors, elle confectionne pour 'Le Petit' "le pain aux amandes, huilé, anisé et fortement sucré (un gâteau, dit-elle)" dont raffolait son fils, alors elle range et nettoie soigneusement sa maisonnette, alors elle ferme sa porte et entreprend un voyage, à pied, vers son fils. Un voyage qui va durer deux ans.Deux années d'une marche harassante, du sud au nord, le long de la voie de chemin de fer. À mesure que le corps d'Ana s'étiole,comme ce pain aux amandes, huilé, anisé et fortement sucré (un gâteau, pense-t-elle) se racornit, la pensée d'Ana non se déploie ; Gomez-Arcos lui fait vivre une intense métamorphose psychique. Cette vieille femme, qui a pris rendez-vous avec la mort à l'issue de sa pérégrination, 'Ana rebelle, Ana guerrière', s'ouvre au monde et à la conscience.
- Tout ce qu'il y a de plus noble et de plus misérable dans l'histoire de notre pays est passé par ici (lui explique l'aveugle initiateur qui chemine un temps avec elle, en traversant la vallée du Tormes, dans la province de Salamanque)
[...]
- Tu veux dire que nous sommes dans le berceau de toute notre culture, autrement dit de notre angoisse, répond 'Ana clairvoyante, Ana lucide, Ana cultivée'.

Le regard de Gomez-Arcos sur le franquisme est sans concession (on aurait pu s'en douter) ; le voyage initiatique dans lequel il emmène son héroïne, lui permet de brosser un tableau sinistre, effroyable de la société espagnole sous le régime du Caudillo."Un républicain, un rouge, n'a pas de patrie, pas de postérité". Le portrait qu'il dresse de cette femme courageuse et pourtant résignée (c'est pour cela qu'Ana Paücha est devenue Ana non) montre comment "on peut apprendre la haine" (en apprenant à lire, notamment). L'auteur n'épargne ni la religion, ni les bourgeois félons et perfides.

Mais c'est aussi une magnifique image de femme que le romanvcier donne à découvrir : Ana épouse, Ana mère, Ana travailleuse, Ana fière, Ana courage, Ana volontaire, Ana tenace... Ana deuil, Ana douleur, Ana souffrance, Ana martyre, Ana pauvreté... Ana cri, Ana sanglot, Ana grognement, Ana hurlement...Anita, Ana Paücha, Ana non...Ana tout et plus encore.

Vraiment un bouleversant roman. Je l'avais lu il y a une trentaine d'années. Je l'ai relu avec autant d'émotion. Du plaisir pour les yeux, pour la pensée.


Challenge a tout prix

C'est avec joie que j'inscris cette lecture au challenge de Laure (challenge 'À tout prix', ici), dans l'espoir que mon billet donnera l'envie de découvrir ce texte poignant.

18 mai 2013

IMPASSE DE L'OCÉAN ; Hubert Haddad

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Après avoir reçu le prix Louis Guilloux 2013 pour son roman Le Peintre d'Éventail, Hubert Haddad est actuellement présent au festival "Étonnants Voyageurs" de Saint Malo ; ce même roman est en lice pour le prix Ouest-France Étonnants Voyageurs.

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J'ai retrouvé un texte inédit d'Hubert Haddad. Il date de 1995 et il me fait plaisir de le partager.

 

Impasse de l'océan

1.
La terre attend miséricorde
Un couteau sombre au fond
du corps
j'ausculte la nuit

2.
Dans l'instant l'absolu
Vivre enfin
sans obsession millénaire

3.
Mille ans, cent mille ?
Ténèbres où nulle ne m'aborde
L'enfance a passé le pas d'étermité
Tout est envol

Nous ne sommes pas

4.
J'ignore mon mystère et vos pouvoirs
Notre rencontre ne peut être qu'abandon
de l'un au même
jusqu'à l'oubli lumineux

5.
Paupières cousues des morts :
le sang s'est enfoncé derrière les os
Pâleur comme une émotion
absolument rentrée

6.
L'aventure de la poussière
n'intéresse pas la montagne
(quand l'enfant des marécages
ciel fou en tête
ouvre une fenêtre dans sa poitrine)
À l'heure des seins nus
le génie veille

7.
La nuit égale la nuit
Tout chemin est solitaire
et l'Égarée ignore son guide
Ne songe plus au triste palais d'Euclide
Cours vers les marécages
palatiaux !

8.
Bruit des rochers immenses
dans ce silence de songe
Il neige un duvet d'ange
Un dieu s'ébroue parmi sa garde-robe
L'enfant à la valise transporte son corps
à la morge d'Idumée

9.
Dante ou pas dans tes pas
L'éternité agie
Comme l'ange des mémoires chues
Au visage assagi
Le temps ou pas

La vie si haut tenue

10.
Le monde est ma déchirure
Il faut aimer à en perdre la vie
lutter sans détruire un seul jour
changer la mort en espérance
Comme un combat le licornes
sur la place des fusillés

11.
Le temps est ce cristal posé
entre vous et moi
lointaine à ma semblance

Nous nous reverrons dans le plus bel ici

 

8 mars 2013

L'OMBRE DOUCE ; Hoai Huong Nguyen

l'ombre douce

Je ne fais pas vraiment dans la sensiblerie, ni dans la sentimalité quand je lis un roman. Je suis touchée, parfois émue, mais, je l'avoue avec humilité, j'ai été bouleversée par ce récit, troublée aux larmes. 

L'auteure, Hoai Huong Nguyen, est née en 1976 en France de parents vietnamiens. Son nom signifie « Se souvenir du pays », référence au déracinement de sa famille. De langue maternelle vietnamienne, elle a appris le français en allant à l’école. Détentrice d’un doctorat de Lettres modernes portant sur « L’eau dans la poésie de Paul Claudel et celle de poètes chinois et japonais », elle a déjà publié deux recueils de poésie : Parfums et Déserts. Elle enseigne actuellement la Communication dans un IUT. L’Ombre douce est son premier roman.

Et quel premier roman ! 

Yann, breton de Belle-Île, jeune homme mal aimé de son père, orphelin de mère, mal dans sa peau, s'enrôle dans l'armée. C'est 1954, et la guerre en Indochine trouve là un combattant prêt à en découdre (sans qu'il soit pour autant un guerrier très agressif). Yann est blessé. Il est hospitalisé dans un état grave, mais sauf. Mai, une jeune fille Annamite, circule entre les lits pour apporter quelque soulagement aux éclopés. Et ces deux-là se rencontrent. Yann et Mai. Que tout oppose. Réunis dans un amour fulgurant et flamboyant.Alors qu'hier, pour Yann, était noir et désespéré, qu'aujourd'hui, pour eux deux, est héroïque et courageux, que demain, pour Mai est sombre, ces deux-là sont dans l'immédiateté merveilleuse de leurs sentiments réciproques. Et rien ne peut attendre, parce que rien ne les attend si ce n'est la mort, la honte, la dégradation physique et morale.

Les mots pour le dire, les mots de Hoai Huong Nguyen, sont magistraux (ah que le vocabulaire me manque !). Tout est en nuance. Même dans le récit de la bataille de Điện Biên Phủ. Et pourtant que la relation des faits est sans concession ! C'est dur, très violent, brutal, sanguinaire. Et paradoxalement empreint d'une grande humanité, d'un douceur prodigieuse.

Il y a de la poésie, de la grâce, de l'honneur dans ce texte qui, pourtant, décrit la sauvagerie, la cruauté.qui environnent ces deux êtres infiniment purs, 

Cette rencontre fut pour moi un merveilleux et inoubliable moment de lecture.

Hoai Huong Nguyen est aussi poétesse (son roman est émaillé de poèmes). Voici un extrait, tiré de son recueil "Parfums, illustré par Valérie Linder, paru à l'Harmattan en 2005.

mon
âme
mon aim é
a - t - il
le parfum
de
l'eau 
vibrante
exulte
le
soleil

ô
son
visage
en fleur


C'est chez Anne (son commentaire, élogieux, est ici). Et ce matin, elle m'apprend qu'hier, à la Foire du Livre de Bruxelles ce titre a obtenu le Prix Première, un premier roman primé par un jury d’auditeurs de la radio publique francophone, dont elle a été membre !

Challenge a tout prix

Une belle occasion d'inscrire ce titre dans le challenge "À tous prix" de Laure.

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20 février 2013

LA DÉBAUCHE, Jacques Tardi & Daniel Pennac

Pennac - la débauche

Il faut bien que ce soit "du Pennac"... celles et ceux qui me connaissent un peu n'igorent pas mon blocage pour la BD, totalement inexplicable, d'ailleurs ! Mais quand Pennac propose une collaboration avec un illustrateur aussi étroite et réussie que celle-ci, j'essaie quand même !

Et le premier personnage qui me saute aux yeux, c'est "la patronne" de l'antenne de police judiciaire : bon sang, mais c'est bien sûr ! C'est comme cela que je me représente Van Thian, cet inspecteur d'origine asiatique qui hante les pages de "La petite marchande de prose", de "La fée Carabine" de "Au bonheur des Ogres" : une horrible mémère, au nez épaté, un barreau de chaise fumant entre les lèvres. Une mémé qui met tout de suite au parfum les petits malfrats qui croient l'intimider en dégainant leur cutter. Voici le premier décor posé : une équipe de poulets dirigée par une antiquaille atrabilaire.S'agirait-il donc d'un polar ?

Moui. Mais pas que, surtout pas que.

"Aux virés, aux lourdés, aux dégraissés, aux restructurés, aux fusionnés, aux mondialisés. Bref, à tous ceux qui se retrouvent sur le carreau." Je cite ici la dédicace de l'album, écrite évidemment de la main de Pennac. C'est alors que le sens du titre saute aux yeux (attention les yeux, après la patronne de la PJ...). "La débauche". Point question de libertinage, à priori, quoiqu'ici l'inspecteur Justin chasse plus "les gonzesses" que les truands. Non. débauche vient du verbe débaucher dans l'acception "licencier". S'agirait-il donc d'une satire sociale ?

Moui aussi. Bref, du Pennac dans le texte (et, à ce qu'on m'a dit, du Tardi dans l'image). 

Ceci décodé, on s'embarque alors dans une de ces histoires loufoques, extravagante, un brin rocambolesque, digne de l'écrivain bien connu pour ses facéties littéraires. L'inspecteur Justin est tombé en amour pour Lili, la ravissante et experte vétérinaire du Jardin des Plantes. Un soir, alors qu'il vient chercher sa conquête au travail, il la trouve en train d'extirper un matou (vivant) de l'estomac du tigre Georges (c'est quand même la troisième fois qu'il engloutit le mistigri, parce qu'il "bouffe tous ceux qui l'emmerdent", affirme l'adorable Lili).

débauche-pennac

En traversant le parc bras dessus bras dessous, ils voient un attroupement devant une cage, s'en approchent et y découvrent un SDF déguenillé, cerné de boites de conserve pour chiens et contemplé par un vieux téléviseur. Contemplé aussi par une foule de badauds et de journaleux : "L'atroce simplicité du spectacle dit toute la tragédie du chômage", ânonne intelligemment la reporter internationale, en désignant la pancarte judicieusement accrochée aux barreaux de la cage.

L'utlisation du symbole du chomage, phénomène de société, ne va pas se transformer en diatribe endiablée. Ce serait mal connaître Daniel Pennac, qui va utiliser ce motif pour dare-dare rebondir énergiquement sur le fond du problème (ou sur le problème de fond). Ou, après que l'on ait retrouvé trucidé, on va découvrir qui était vraiment ce SDF...au domicile très très fixe, à vrai dire. Comme si le personnage échappait à l'auteur et vivait sa vie (en l'occurence sa mort) de façon totalement indépendante.

C'est ce qui fait le sel des romans de Pennac, cette propension à profiter d'un fait divers pour tirer les ficelles de son art narratif "anecdotico-métaphorique" (ça ce n'est pas de moi). Le schéma actanciel est à la fois limpide et enchevêtré, sobre et alambiqué. L'histoire est à la fois amusante et saisissante, légère et grave. C'est du Pennac tout craché qui pose un regard sarcastique sur la vie, les gens, l'argent, le pouvoir, peint des personnages décalés mais terriblement authentiques. C'est passionnant et bourré d'humour.

débauche-pennac

Né de la complicité de deux talentueux croqueurs de personnages, cet album est sorti en 2000, chez Futuropolis. Il a été réédité par Folio en 2012.


challenge-daniel-pennac

Et voici ma cinquième contribution au challenge "Pennac", managé par George (ici)

3 novembre 2012

PARFUMS ; Philippe Claudel

parfums

"En dressant l'inventaire des parfums qui nous émeuvent - ce que j'ai fait pour moi, ce que chacun peut faire pour lui-même -, on voyage librement dans une vie. Le bagage est léger. On respire et on se laisse aller. Le temps n'existe plus : car c'est aussi cela la magie des parfums que de nous retirer du courant qui nous emporte, et nous donner l'illusion que nous sommes toujours ce que nous avons été, ou que nous fûmes ce que nous nous apprêtons à être. Alors la tête nous tourne délicieusement."

D'abord la couverture : "Les Trois Âges de la femme" de Gustav Klimt, un détail de "La maternité". Cette allégorie, utilisée pour réhausser les parfums de la vie, témoigne du désir de l'auteur d'entraîner son lecteur dans les fragrances quotidiennes qui "nous [donne] l'illusion que nous sommes toujours ce que nous avons été".

C'est emprunter quelques sentiers battus que de déclarer qu'il y a comme du Proust et comme du Prévert dans cet abécédaire effluent qui voyage dans le souvenir de l'auteur et qui invite le liseur à entreprendre son propre pélerinage. 

De la senteur de l'accacia à celle du voyage, en humant délicatement l'odeur des draps frais et celle de la maison d'enfance, Philippe Claudel pérégrine dans la mémoire des âges de sa vie, questionne les parfums qui rémanent pour donner corps et sens à ses expérimentations humaines.

Mais le titre choisi évoque aussi "Le parfum"de Patrick Sunskid. Ce roman retrace l'étonnant destin de Jean-Baptiste Grenouille, qui possède un sens olfactif incroyale et qui mettra son nez au service des plus sombres desseins pour parvenir  à la réussite ; "Qui maîtrisait les odeurs, maîtrisait le coeur des hommes", découvre-t-il. Mais la comparaison doit s'arrêter là : Grenouille cherche à inventer le parfum universel, alors de Philippe Claudel accorde à chaque instant de vie une spécificité capiteuse.

Extraits

"Les vêtements retiennent la mémoire de ceux qui les ont portés, puis s'en séparent un jour, sans prévenir, avec une brutalité qui est la marque des choses. Il y a une trahison des matières bien pire que celle dont les hommes peuvent se rendre coupables."

"La mythologie de la communale fait de nous de parfaits modèles pour des Doisneau du dimanche, qui respirons enivrés, et parfois mangens l'onctueuse colle blanche au parfum d'amande fraîche."

 

C'est dans le cadre "des matchs de la rentrée littéraire" organisée par Priceminister que j'ai pu rencontrer ce livre. Merci à Olivier.

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rentrée littéraire

2 novembre 2012

LE TRÉSOR DE LA GUERRE D'ESPAGNE ; Serge Pey

Pey

"Héritier de la liberté et du combat de ses pères, tous républicains et résistants, Serge Pey nous offre avec ce Trésor de la guerre d’Espagne un fabuleux kaléidoscope d’histoires vraies. Son écriture porte en elle cette force des grands écrivains telluriques comme Giono ou Faulkner, et parvient à nous rendre présente, comme intimement vécue, l’aventure de ces enfants pris dans la tourmente des guerres et des répressions. Partout on chasse, on traque et on tue l’enfant des révoltes, le fils des opprimés, qui doit pour survivre trouver les ruses de l’animal.
Il y a un tel bonheur de conter chez Pey qu’on ne peut s’empêcher de se délecter de chacun de ces épisodes tragiques ou pathétiques. Rarement une écriture aura rendu avec une telle intensité la mémoire à la vie."

Seize histoires, comme des nouvelles ; seize chapitres d'une même vie, celle "des" enfances de Serge Pey, fils et petit-fils de résistants républicains, anarchistes et communistes. L'écrivain entraîne son lecteur dans l'atmosphère espagnole des années trente à quarante. La guerre civile, la suspicion, la délation, la mort rodent dans chaque page de ce roman, dans chaque ligne, dans chaque mot.

Un cri ! Le cri de celui qui, devenu homme, a conservé intacte la flamme ardente de la révolte. Le cri qui résonne du fond de l'insurrection, de la vaillance. Serge Pey, héritier du combat de ses pères, de ses pairs, témoigne avec passion de la violence de ces années embrasées par la sédition. 

Son premier cri, c'est celui de cet enfant témoin de l'assassinat d'un résistant caché dans une cabane par les soldats et qui ne doit sa vie qu'à son instinct quasi animal. Et, tout au long de ces courts chapitres, l'auteur porte la voix du quotidien cauchemardesque des hommes et des femmes confrontés à la terreur. Mais rien de pathos : c'est la vie qu'il raconte : celle de sa mère qui avertissait les insoumis des dangers selon la manière dont elle étendait son linge. Quand il évoquera ce pan de sa propre histoire, lors de la rencontre-dédicace du 30 octobre à la librairie Lucioles de Vienne, il aura les larmes dans les yeux et dans la voix.

Il ne s'agit pas d'un livre sur l'Histoire de la guerre d'Espagne, il s'agit d'un livre sur l'histoire de ceux qui ont vécu la guerre d'Espagne. Un cri...étourdissant, puissant.

 

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