LA POÉSIE DANS LE BOUDOIR : John Montague (2 poèmes)
TRACES
La vaste chambre,
salle aérienne,
nos corps liés
qui reposent.
Quand je me retourne pour poser
mes lèvres sur tes longs cheveux
noirs et sur tes petits seins,
la chaleur monte de
ton odorante peau qui s'embrase,
tes yeux s'agrandissent quand
plus profondément, avec plus d'assurance
et à maintes reprises, je pénètre en cherchant
à prendre possession
du lieu où ton être
se cache dans ta chair.
Derrière nos paupières
un paysage s'ouvre,
un horizon violet
que des pélerins traversent avec peine,
un ciel de couleurs
qui changent, font éclater
des étoiles en éventail,
l'éclair mental du sexe
illuminant les parois du crâne ;
un dôme de plaisir qui flotte.
Tu vas me manquer,
grince le miroir
dans lequel la scène
disparaît bientôt :
la vaste chambre,
salle aérienne, où les
traces de nos corps
s'effacent, cependant
que des femmes de chambre poussent
en gloussant un chariot de linge
frais tout le long du couloir.
LES ADIEUX DE DON JUAN
Dames auprès de qui j'ai reposé
dans des chambres à la lumière tamisée
doux frisson de la chair
derrière les stores ombreux
longues barres de lumière
en travers de seins chavirés
monticules chauds de
suave douceur palpitante
jeune chair embaumant
les roses que l'on froisse
la tendre anxiété
de la femme entre deux âges
chandelle dont la lueur errante
cache des veines bleues
épuisement ô combien éloquent
à regarder décroître la lumière
quand votre partenaire engourdie
dérive vers les
chaudes rives du sommeil
et que vous vous réveillez lentement
pour affronter de nouveau
l'illusion séduisante
de chercher à travers
le corps docile d'une autre
quelque chose qui manque
à votre moi isolé
tandis que la nuit profonde
pareille à un cygne noir
passe en lissant ses plumes.
News : Juan GELMAN est décédé
Juan Gelman, poète argentin vient de décéder, le 14 janvier dernier.
Le 4 aôut dernier, je le présentais (ici) dans l'un des recueils de ses poèmes L'OPÉRATION D'AMOUR.
Je consacrerai la semaine poétique de février à cet homme, né en 1930, qui était également connu pour son militantisme politique. Très engagé contre la dictature, la vie de ce poète concentre à elle seule toutes les horreurs de la dictature argentine. Son fils Marcelo, âgé de 20 ans, a été assassiné par ce régime. Sa belle fille, Maria Claudia Garcia, est enlevée en 1976 à Buenos Aires, alors qu'elle était enceinte. Emmenée en Uruguay dans le cadre du plan Condor, un programme de répression des opposants à l'échelle internationale, elle accouche d'une fille qui sera donnée illégalement à la famille d'un policier uruguayen, puis disparaît. Juan Gelman se bat pour retrouver sa petite-fille. En 2000, 24 ans après, il y parvient.
Commentaire LIV (homero manzi)
amour qui taille / polit / met
dernière main et perfection /
là ne prend pas fin ton travail /
tu répands des refuges comme
des laits de feu afin que nul
ne cogne sur son amertume /
sur sa douleur / enfants que tu
protèges des murs de la nuit
LA POÉSIE DANS LE BOUDOIR : Maram al-Masri
Par la fontaine de ma bouche, Maram al-Masri
Éditions Bruno Doucey, 2011, 80 pages, 12 €
Le fracas des âmes ne parvient pas
à l'oreille du gardien des flammes
il se brise sur la vitre qui nous sépare
nous emprisonne dans le visible
la plainte des colombes ne parvient pas aux cavités
mais s'évanouit dans le silence de l'espace
nulle couleur pour la souffrance
nulle couleur pour l'espérance
le ciel absorbe les prières comme un ventre de femme
comme un téléphone public dans un quartier bruyant
une voix gémit
se balance sur une corde fragile
ni les saints ni les anges ne l'entendent
pas plus que les chiens
assoupis au seuil des étables
protégeant les loups de la chair des agneaux
Maram al-Masri, Signe 24
HAIKU : 高浜 虚子
LA POÉSIE DANS LE BOUDOIR : Sabine Péglion
LA SAISON AMÈRE DU FROID
Nous ne savons rien
nous ne savons rien de la douleur
la saison amère du froid
(La mort de G. Apollinaire, T. Tzara)
Apaise-toi
Voici le temps venu
de trouver d'accepter
d'autres lumières
vers d'autres terres
Partir en cette absence
À la racine du vent
- Quoi de soi-même
et de la route menée
espérer ? -
Partir au plus profond silence
enfoncer son visage
parmi les algues sombres
Peu importe la nuit
il faut nager plus loin
Partir avec confiance
spirales du soir descendu
s'y dissoudre
pour oublier le jour
Peu importe ce vide
puisqu'il faut s'y résoudre
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Sabine Péglion est née à Monaco le 17 janvier 1957. Une maîtrise de lettres à Nice, puis une thèse de doctorat à la Sorbonne sur l’œuvre de Philippe Jaccottet lui ont permis de concilier écriture, poésie et enseignement. A présent, elle vit et enseigne en région parisienne. Elle a publié dans diverses revues : Poésie Terrestre, Voix d’encre, Interventions à Haute Voix, Encres vagabondes, Les Lettres Françaises, Étoiles d’encre, Esprits poétiques, Les Carnets d’Eucharis (septembre 2009 et mai/juin 2011) Terres de femmes, Mouvances.ça .
LA POÉSIE DANS LE BOUDOIR : Nelly Roffé
L'ÂME DES MOTS
Elle ferma les yeux,
ses paupières comme un rideau baissé
entre elle et lui.
Il lui fallait écrire ce silence-là,
labourer le champ d'énigmes
avec son encre
et arpenter les sillons
comme autant de passages à lui.
Elle voulait saisir en elle
ce temps d'aller-retour
entre le lointain et le proche,
ce col, cette gorge, cette voie
ce détroit
cette trouée.
Il lui fallait cet espace mitoyen
entre le point de départ
et son lieu d'arrivée.
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Nelly Roffé est née au Maroc dans une famille sépharade. Diplômée de l’Université de Montréal en Littérature comparée, elle s’intéresse à la littérature francophone nord-africaine et donne des conférences dans différentes universités sur la femme dans le roman magrébin, ou la problématique du ghetto dans le roman juif nord-africain des années 50.
Elle a donné une conférence sur Primo Levi, poète, la poésie et l’exil et le tango et les camps de concentration.
La littérature pour enfants et pour adolescents est le domaine qu’elle privilégie.
LE LOUP QUI MANGEAIT N'IMPORTE QUOI, Manu Larcenet & Christophe Donner
Il était une fois, près du bois de Saint-Cloud,
Un loup sans foi n loi, un peu relou.
Il avait faim, c'était l'hiver
Il était très très en colère.
Il n'avait pas mangé depuis le mois d'octobre,
Lui le grand, le méchant carnivore....
Et tout à l'avenant : ça rime, ça versifie, ça alexandrit. Et ça excite les imaginaires "caca-boudin" des loupiots en âge de lire cet album. Pensez donc ! Un loup qui mange, qui dévore, qui engloutit... n'importe quoi. Plutôt n'importe qui. Il a tellement faim, cet animal, qu'il est prêt à toutes les compromissions. Et en mode "bassesse", il excelle.Parce que cet horrible claque-faim ne tient pas compte des mises en garde de ses proies qui ne sont pas anodines, malgré les apparences : une brebis,un goret, un écolier, deux jumelles. Tout ça ne remplit pas que l'estomac,contrairement à ce que l'on pourrait croire. Parce qu'un mets daubé, ça a quelques conséquences sur l'organisme... et ça flatule, et ça rote, et ça mange ses crottes de nez...
Tout le scato
Qu'il faut
Pour que ce soit rigolo.
Tiens je me prends à poétiser.
La plume de Christophe Donner, le crayon de Manu Larcenet, quand ils s'associent, ça donne un album plein de couleur, d'humour.
De l'humour en poésie de surcroît
Qu'il convient de lire à haute voix.
Mais l'intention ? Je dirais qu'avec cet album, on peut évoquer (mais juste une toute petite touche) la mal-bouffe : quand on mange n'importe quoi, il peut nous arriver toutes sortes d'avatars... J'ai adoré, en imaginant le fou rire des petits (à partir de 5 ans) qui vont emprunter la quête affamée de ce loup qui paye très cher ses excès.
J'ai adoré aussi cette improbable fin
Qui du répugnant vorace n'apaise pas la faim.
LA POÉSIE DANS LE BOUDOIR : Dany-Marc
Le jour nouveau
Tes mains de ferveur
ont fait éclater dans mon corps
tout le soleil du monde
Hier la terre a tremblé pour nous
et l'aventure de la tempête partagée
donne à la vie un goût de fête
De quel volcan as-tu peuplé l'attente
De quelle vague as-tu soulevé le temple
De quelle déchirue as-tu fait basculer
l'ordre établi
Le vent de ton désir
a fait renaître mon cri
Tes mains de soif et de soleil
Tes mains de caresse et de violence
Tes mains simplement
ont rencontré l'heure vivante
de mon corps
dessiné par ta ferveur
Je rêve d'un jour où chaque jour
mes mains de tendresse
berceront ton sommeil
apprêtant la lenteur de l'aube
comme on mûrit la graine
Alors j'éveillerai ton regard
et ton coeur
et ton corps
et ton rire
Et ensemble nous célèbrerons
LE JOUR NOUVEAU
Danny-Marc, Un grand vent s'est levé, Éditions Pippa
Jérôme Bosch, Le jardin des délices, 1503
Pour faire écho à la libertine semaine que viennent de nous offrir Choco et Marilyne, ce poème de Dany-Marc, née en 1937
LA POÉSIE DANS LE BOUDOIR : Juan Gelman, L'opération d'amour
"Chez cet homme dont on a décimé la famille, qui a vu mourir ou disparaître ses amis les plus chers, nul n'a pu tuer la volonté de dépasser cette somme d'horreurs en un choc en retour affirmatif et créateur de vie nouvelle. Peut-être le plus admirable de sa poésie est-il cette presque inconcevable tendresse là où serait beaucoup plus justifié le paroxysme du refus et de la dénonciation..."
C'est ainsi que Julio Cortázar préface le recueil de poésie de Juan Gelman, né à Buenos Aires en 1930, reconnu comme l'un des plus grands poètes argentins de notre époque. Fils d'immigrés juifs ukrainiens. La dictature argentine lui enlève ses deux enfants, pendant qu'il s'est exilé, ils font partie des "disparus", ceux dont parle Elsa Osorio dans Luz ou le temps sauvage, Il n'a jamais revu sa belle-fille, alors enceinte, ni son fils. L'enfant du couple, une fillette, adoptée par un couple d'Urugayens, sera retrouvée, et reconnue par test ADN, en 2000.
L'oeuvre de Juan Gelman a été consacrée par de nombreux prix : en 1980, prix international de poésie. En 1986, prix Boris Vian. Prix Pablo Neruda, en 2005. Prix antilope du Tibet (Chine Association des poètes), en 2009.... parmi une trentaine de distinctions.
Alors, voilà Juan Gelman, dans deux extraits de' son recueil "L'opération d'amour", éditée chez Gallimard, en 2006, traduite par Jacques Ancet.
commentaire XIX
racontant notre obscurité on voit
clairement la vie / l'odeur de terre humide
qui monte de ta main / là où
je sème mon coeur sans attendre
d'arbre ou de récompense / mais
la fête de la rencontre ou l'enfance
qui va du sang au sang / ou la lumière
qui devrait monter de
chanteurs ambulants abîmés
dans ton prodige ou main posée
comme chaleur sur la terre / ou soleil
qui monte dans la ville
sur des animaux battus /
des souffrances / des peines /
qui tremblent silencieux
contre le reste du monde
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commentaire XX
on a pris un homme et on a dit
qu'il soit chassé de toi mais sans mourir / on a
levé le coeur de cet homme on l'a jeté
comme le monde ou la douleur
et il a brûlé un moment
s'est éteint n'a pas ressuscité comme un petit chien /
il n'a pas remué la queue après
son combat contre la nuit / ni n'a levé le visage /
ni dit adieu / ni été vert /
ni rien écrit dans l'air /
ni n'a éclaté comme un arbre /
ni n'a été changé en ambre / non /
ni n'a fait un peu d'ombre / n'a eu sur lui d'herbe /
ni un os à jouer de la flûte / et
la seule musique qu'il a faite
c'est sa tristesse crépitante /
tristesse grande comme un animal /
comme ton absence / comme un ciel
où les oiseaux passaient
tremblants sous le soleil
L'Argentine sera le pays invité au Salon du livre 2014 (clic)