Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Littér'auteurs
18 septembre 2012

LE VIEUX QUI LISAIT DES ROMANS D'AMOUR ; Luis Sepulveda

vieux

"Lorsque les habitants d'El Idilio découvrent dans une pirogue le cadavre d'un homme blond assassiné, ils n'hésitent pas à accuser les Indiens de meurtre. Seul Antonio José Bolivar déchiffre dans l'étrange blessure la marque d'un félin. Il a longuement vécu avec les Shuars, connaît, respecte la forêt amazonienne et a une passion pour les romans d'amour. En se lançant à la poursuite du fauve, Antonio José Bolivar nous entraîne dans un conte magique, un hymne aux hommes d'Amazonie dont la survie même est aujourd'hui menacée."

Pour parler de ce roman, qui est mieux placé que son auteur lui-même ? Le texte qui suit, je l’ai extrait d’un de ses autres écrits, extraordinaire, lui aussi : « La lampe d’Aladino… et autres histoires pour vaincre l’oubli ».

 

-          Eh bien, mon vieux, nous y revoilà, murmura le docteur Rubicundo Loachamin, le dentiste qui, dans un passé très proche et donc à l’abri de la corrosion de l’oubli, parcourait les hameaux de l’Amazonie qui croissaient et décroissaient sur les berges des fleuves Zamora, Yacuambi et Nangaritza pour calmer les cauchemars dentaires à grand renfort des sermons anarchistes et réparer les sourires grâce aux prothèses qu’il exhibait sur un petit tapis digne d’un cardinal.

Son interlocuteur, Antonio José Bolivar Proaño, un homme d’âge indéfinissable qui préférait qu’on l’appelle le Vieux pour ne pas avoir à entendre toute cette litanie d’éminents personnages, mit la main dans la poche de son pantalon avant de parler et en sortit un dentier enveloppé d’un mouchoir, le plaça dans sa bouche, fit claquer sa langue, cracha et regarda le panorama désolé qui s’étendait sous ses yeux.

[…] Les deux hommes, liés par une amitié avare de paroles et vieille comme la mémoire, étaient arrivé jusqu’aux ruines d’El Idilio après une semaine de marche.

[…] Le dentiste et le Vieux avaient longuement considéré la possibilité de revenir à El Idilio.

[…] Les Shuars avaient aidé les fugitifs, uniquement parce que le Vieux les accompagnait. Ils ne comprenaient pas ces hommes et ces femmes arrivés en Amazonie pour vivre le cauchemar de la pauvreté et de la mort. […] Ces blancs étaient de drôles de gens mais ils respectaient le Vieux parce qu’il était différent.

Il était comme eux bien qu’il ne soit pas des leurs. Une erreur commise bien des années plus tôt l’avait obligé à quitter le territoire des Shuars et les hommes de la forêt le suivaient pour rendre son exil mois difficile. De plus, ils appréciaient sa drôle d’habitude de lire des romans d’amour qu’il leur racontait ensuite, tout ému, pendant les longs après-midi de la saison sèche.

 Haut de page

Publicité
Publicité
15 septembre 2012

LUZ OU LE TEMPS SAUVAGE ; Elsa Osorio

luz

"A vingt ans, à la naissance de son enfant, Luz commence à avoir des doutes sur ses origines, elle suit son intuition dans une recherche qui lui révèlera l'histoire de son pays, l'Argentine. En 1975, sa mère, détenue politique, a accouché en prison. La petite fille a été donnée à la famille d'un des responsables de la répression. Personne n'a su d'où venait Luz, à l'exception de Myriam, la compagne d'un des tortionnaires, qui s'est liée d'amitié avec la prisonnière et a juré de protéger l'enfant. 
Luz mène son enquête depuis sa situation troublante d'enfant que personne n'a jamais recherchée. 
Un thriller loin des clichés dans lequel l'amour cherche la vérité."

Il est des mots qui gravent sur le papier des narrations monstrueuses, et laissent dans la mémoire du lecteur la trace indélébile de pans de l’histoire humaine qui n’auraient jamais dû exister, et qui, hélas, ont cruellement écorché l’humanité.

Il est des textes qui laissent à l’âme du lecteur le souvenir ébloui de les avoir rencontrés : « Le cœur cousu » de Carole Martinez est inscrit en moi depuis que j’en ai fait la découverte. 
« Luz ou Le temps sauvage » d’Elsa Osorio vient de me bouleverser de la même manière, mais pour d’autres raisons, évidemment.

La naissance de son enfant conduit Luz, une jeune femme argentine, à se questionner sur sa propre naissance. Son refus de se reconnaître comme appartenant à cette famille de tortionnaires qui l’a élevée est tant à fleur de peau qu’elle part en quête de la vérité. C’est un chemin de douleurs, d’atrocités, d’abominations qu’elle entreprend. Un chemin qui va la conduire vers son père, le vrai, avec lequel elle retissera les fils de sa vie, de LA vie. Mais un chemin qui va l’amener vers l’espoir de vivre en femme libérée d’une histoire qui la débecte au point de ne plus pouvoir garder la tête haute.

En dire plus serait à nouveau violer et violenter, humilier et torturer cette jeune femme, et Elsa Osorio qui, sous forme romancée, a narré l’histoire de sa reconstruction. L’hommage que l’auteur rend à l’Asociación Madres de la Plaza de Mayo, ces mères argentines dont les enfants ont « disparu » pendant la dictature militaire de 1976 à 1983 et à Abuelas de Plaza de Mayo, celle des grands-mères qui ont mis leur énergie, voire leur vie, en cause pour retrouver les « desaparecidos » (Noemi Gianetti de Molfino a été séquestrée et assassinée, à Lima, en 1980, par le « Bataillon d’intelligence 601 »), cet hommage donne à l’humanité la force de combattre pour qu’elle retrouve, trouve sa dignité, malgré les exactions que l’homme peut commettre.

Haut de page

Un roman d’espoir, d’espérance pour surmonter les ténèbres de l’ignominie.

 

3 septembre 2012

BELOVED ; Toni Morrison

beloved

"Inspiré d'un fait divers survenu en 1856, Beloved exhume l'horreur et la folie d'un passé douloureux. Sethe est une ancienne esclave qui, au nom de l'amour et de la liberté, a tué l'enfant qu'elle chérissait pour ne pas la voir vivre l'expérience avilissante de la servitude. Quelques années plus tard, le fantôme de Beloved, la petite fille disparue, revient douloureusement hanter sa mère coupable. Loin de tous les clichés, Toni Morrison ranime la mémoire, exorcise le passé et transcende la douleur des opprimés."

Une vie, des vies, marquées par les souvenirs, par les cauchemars, par l'obsession, par les spectres. La cicatrice indélébile d'une vie, de vies d'esclaves. A la fin du 19ème siècle, ce n'est pas si lointain, aux États-Unis, dans la sinistre période qui borne la guerre de sécession, Sethe, 19 ans, enceinte, parvient à s'enfuir de l'exploitation, le Bon Abri, où elle est tenue en servitude. Au Bon Abri, elle était, avec d'autres, sous le joug d'un maître paternaliste, M. Garner.

« Mes nègres, c'est tous des hommes, jusqu'au dernier. Je les ai achetés comme ça, je les ai dressés comme ça ».

Sethe et ses compagnons étaient des hommes qui se dressent. Cette illusion de liberté de penser qu'entretient ce maître va cesser avec sa mort. Maître d'École, qui prend la suite, ne voit pas les choses ainsi : on ne doit pas « battre [les nègres, comme les animaux] au delà des nécessités du dressage ». On peut donc les frapper, les humilier, les dégrader, les fouetter, les opprimer. Sethe réussit donc à s'enfuir pour rejoindre sa belle-mère, Baby Suggs, femme libre grâce à son fils qui l'a rachetée et à laquelle elle avait confié ses aînés. Un mois après son arrivée, alors qu'elle a accouché d'une petite fille pendant sa fuite, elle voit débarquer son tyran. Elle tente de tuer ses enfants, mais ne parvient qu'à égorger son avant-dernière.

Dix-huit ans plus tard, Baby Suggs est morte de chagrin, les deux aînés se sont enfuis, effrayés par le fantôme de leur petite sœur, Sethe vit seule avec sa dernière fille Denver. L'irruption dans leur vie de Paul D., ancien compagnon d'esclavage, va faire ressurgir les souvenirs de la vie passée, de l'évasion et du meurtre. Avec eux apparaît une mystérieuse jeune fille, venue de nulle part, Beloved, « bien-aimée » que Sethe a fait graver sur la tombe de son bébé qu'elle avait assassiné au nom de l'amour et de la liberté.

 

Tony Morrison réussit, au travers ce terrifiant et magnifique roman à traiter les questions de l'identité, des identités, du deuil, des deuils. Qui sont, en effet, ces hommes et ces femmes qui ne portent que le nom qu'un maître leur a attribué : « Payé-Acquitté », « N° Six » ... ? Ils n'appartiennent à aucune famille, n'ont aucune racine, aucun passé. La filiation n'a pas de sens :

« Si ma mère me connaissait, est-ce qu'elle m'aimerait ? »

« Elle les a tous jetés, sauf toi. Celui des marins, elle l'a jeté dans l'île. Les autres, ceux d'autres Blancs, elle les a jetés aussi. Sans nom, qu'elle les jetait ».

Sethe, elle, a « eu la chance » de n'avoir eu qu'un seul homme, Halle, pour créer une descendance. L'amour maternel, à l'inverse des autres femmes, elle peut le connaître... jusqu'à l'extrême, jusqu'à l'infanticide qu'elle commet par amour pour ses enfants. Elle a pu offrir une filiation à ses quatre enfants. Ils sont « fils ou filles de... ». Elle a pu choisir leurs prénoms.

Mais Sethe n'a « pas fait le ménage à l'intérieur d'elle-même » après avoir tué son enfant. Elle nie le deuil, elle ne « pose pas les armes », comme le lui conseille Baby Suggs. Baby Suggs qui s'est mise à prêcher, à parler, à inciter ceux qui l'entourent à en faire de même pour faire le deuil de ce qu'elle a vécu, des enfants qu'elle a perdus, des souffrances qu'elle a endurées. Paul D, lui, a préféré enfermer ses terreurs dans une boîte : « Il se passa un certain temps avant qu'il puisse mettre Alfred, la Géorgie, N°Six, Maître d'Ecole, Halle, ses frères, Sethe, Monsieur, le goût du fer, la vue du beurre, l'odeur du noyer blanc, le carnet de notes, un par un dans la boîte à tabac en fer-blanc logée dans sa poitrine. Au moment où il arriva au 124, rien au monde n'aurait pu en forcer le couvercle ». C'est Beloved qui, en ouvrant cette boîte, lui permettra d'entamer son propre processus de deuil.

En incarnant la petite fille assassinée, par l'entremise de Beloved, Toni Morrison, permet aux protagonistes de ce roman de rompre le déni : inventer des fantômes, c'est, là aussi, fermer la porte au travail de deuil.

Le deuil, c'est aussi celui de l'esclavagisme que ces héros doivent faire. Comment s'approprier la liberté, arrachée de force, achetée au prix de la douleur et du désespoir, sans passer par la réminiscence traumatique qui, pourtant, transformera ces hommes et ces femmes ?

 

Toni Morrison sert cette quête de la liberté des Noirs Américains dans les années 1860 de façon magistrale. Elle met en scène la vie d'hommes et de femmes qui vivent, respirent, aiment, parlent, chantent, pleurent... qui tuent aussi, qui violent. Elle offre à ses lecteurs les mots pour qu'ils comprennent comment la liberté peut s'obtenir par la folie des gestes, par l'oubli de la vie. Les paroles et les sentiments sont croisés : ceux de Sethe, de Paul D., de Baby Suggs, de Denver, de Beloved et de tous ceux qui ont participé, à petits cris, à petits mots, à grandes douleurs, à grands calvaires à l'édification de leur affranchissement.

Haut de page

Publicité