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Littér'auteurs
3 septembre 2012

BELOVED ; Toni Morrison

beloved

"Inspiré d'un fait divers survenu en 1856, Beloved exhume l'horreur et la folie d'un passé douloureux. Sethe est une ancienne esclave qui, au nom de l'amour et de la liberté, a tué l'enfant qu'elle chérissait pour ne pas la voir vivre l'expérience avilissante de la servitude. Quelques années plus tard, le fantôme de Beloved, la petite fille disparue, revient douloureusement hanter sa mère coupable. Loin de tous les clichés, Toni Morrison ranime la mémoire, exorcise le passé et transcende la douleur des opprimés."

Une vie, des vies, marquées par les souvenirs, par les cauchemars, par l'obsession, par les spectres. La cicatrice indélébile d'une vie, de vies d'esclaves. A la fin du 19ème siècle, ce n'est pas si lointain, aux États-Unis, dans la sinistre période qui borne la guerre de sécession, Sethe, 19 ans, enceinte, parvient à s'enfuir de l'exploitation, le Bon Abri, où elle est tenue en servitude. Au Bon Abri, elle était, avec d'autres, sous le joug d'un maître paternaliste, M. Garner.

« Mes nègres, c'est tous des hommes, jusqu'au dernier. Je les ai achetés comme ça, je les ai dressés comme ça ».

Sethe et ses compagnons étaient des hommes qui se dressent. Cette illusion de liberté de penser qu'entretient ce maître va cesser avec sa mort. Maître d'École, qui prend la suite, ne voit pas les choses ainsi : on ne doit pas « battre [les nègres, comme les animaux] au delà des nécessités du dressage ». On peut donc les frapper, les humilier, les dégrader, les fouetter, les opprimer. Sethe réussit donc à s'enfuir pour rejoindre sa belle-mère, Baby Suggs, femme libre grâce à son fils qui l'a rachetée et à laquelle elle avait confié ses aînés. Un mois après son arrivée, alors qu'elle a accouché d'une petite fille pendant sa fuite, elle voit débarquer son tyran. Elle tente de tuer ses enfants, mais ne parvient qu'à égorger son avant-dernière.

Dix-huit ans plus tard, Baby Suggs est morte de chagrin, les deux aînés se sont enfuis, effrayés par le fantôme de leur petite sœur, Sethe vit seule avec sa dernière fille Denver. L'irruption dans leur vie de Paul D., ancien compagnon d'esclavage, va faire ressurgir les souvenirs de la vie passée, de l'évasion et du meurtre. Avec eux apparaît une mystérieuse jeune fille, venue de nulle part, Beloved, « bien-aimée » que Sethe a fait graver sur la tombe de son bébé qu'elle avait assassiné au nom de l'amour et de la liberté.

 

Tony Morrison réussit, au travers ce terrifiant et magnifique roman à traiter les questions de l'identité, des identités, du deuil, des deuils. Qui sont, en effet, ces hommes et ces femmes qui ne portent que le nom qu'un maître leur a attribué : « Payé-Acquitté », « N° Six » ... ? Ils n'appartiennent à aucune famille, n'ont aucune racine, aucun passé. La filiation n'a pas de sens :

« Si ma mère me connaissait, est-ce qu'elle m'aimerait ? »

« Elle les a tous jetés, sauf toi. Celui des marins, elle l'a jeté dans l'île. Les autres, ceux d'autres Blancs, elle les a jetés aussi. Sans nom, qu'elle les jetait ».

Sethe, elle, a « eu la chance » de n'avoir eu qu'un seul homme, Halle, pour créer une descendance. L'amour maternel, à l'inverse des autres femmes, elle peut le connaître... jusqu'à l'extrême, jusqu'à l'infanticide qu'elle commet par amour pour ses enfants. Elle a pu offrir une filiation à ses quatre enfants. Ils sont « fils ou filles de... ». Elle a pu choisir leurs prénoms.

Mais Sethe n'a « pas fait le ménage à l'intérieur d'elle-même » après avoir tué son enfant. Elle nie le deuil, elle ne « pose pas les armes », comme le lui conseille Baby Suggs. Baby Suggs qui s'est mise à prêcher, à parler, à inciter ceux qui l'entourent à en faire de même pour faire le deuil de ce qu'elle a vécu, des enfants qu'elle a perdus, des souffrances qu'elle a endurées. Paul D, lui, a préféré enfermer ses terreurs dans une boîte : « Il se passa un certain temps avant qu'il puisse mettre Alfred, la Géorgie, N°Six, Maître d'Ecole, Halle, ses frères, Sethe, Monsieur, le goût du fer, la vue du beurre, l'odeur du noyer blanc, le carnet de notes, un par un dans la boîte à tabac en fer-blanc logée dans sa poitrine. Au moment où il arriva au 124, rien au monde n'aurait pu en forcer le couvercle ». C'est Beloved qui, en ouvrant cette boîte, lui permettra d'entamer son propre processus de deuil.

En incarnant la petite fille assassinée, par l'entremise de Beloved, Toni Morrison, permet aux protagonistes de ce roman de rompre le déni : inventer des fantômes, c'est, là aussi, fermer la porte au travail de deuil.

Le deuil, c'est aussi celui de l'esclavagisme que ces héros doivent faire. Comment s'approprier la liberté, arrachée de force, achetée au prix de la douleur et du désespoir, sans passer par la réminiscence traumatique qui, pourtant, transformera ces hommes et ces femmes ?

 

Toni Morrison sert cette quête de la liberté des Noirs Américains dans les années 1860 de façon magistrale. Elle met en scène la vie d'hommes et de femmes qui vivent, respirent, aiment, parlent, chantent, pleurent... qui tuent aussi, qui violent. Elle offre à ses lecteurs les mots pour qu'ils comprennent comment la liberté peut s'obtenir par la folie des gestes, par l'oubli de la vie. Les paroles et les sentiments sont croisés : ceux de Sethe, de Paul D., de Baby Suggs, de Denver, de Beloved et de tous ceux qui ont participé, à petits cris, à petits mots, à grandes douleurs, à grands calvaires à l'édification de leur affranchissement.

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