Cette semaine, j'ai réuni deux défis d'écriture en un seul texte.
- Les Plumes d'Asphodèle (c'est par ici)
- Les Impromptus Littéraires (c'est par là)
Deux consignes, donc.
- 24 mots collectés par Asphodèle, lundi, sur le thème de "la folie", à insérer dans un texte. (on avait le droit d'un laisser un : pour moi, ce fut bergère)
grain, conséquence, ordinaire, manquer, zinzin, camisole, extravagance, quotidien, douce, furieux, maîtrise, artiste, abandon, univers, psychose, conte, rêveur, bleu, aliéniste, bergère, escapade, onduler, outrageux, obsédant.
- "Dans un musée, une exposition, voire même en regardant une reproduction dans un magazine, vous êtes fasciné par un tableau, une photo, une affiche ... Vous ne pouvez plus en détacher votre regard. C'est alors que tout bascule brusquement : vous êtes projeté à l'intérieur même de l’œuvre"
Voici donc le résultat de mes élucubrations plumitives.
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Elle connaissait l’extravagance parfois outrageuse de Marc Chagall, l’univers déconstruit des objets et de l’espace dans son œuvre, sa maîtrise des couleurs. Elle croyait tout connaître de cet artiste que d’aucuns décrivaient comme un peu zinzin, empreint de la psychose propre aux juifs déracinés qui auraient trouvé dans l’art un moyen de s’exprimer. Ce dont elle était sûre, c’est qu’elle aimait le monde rêveur, fantastique et obsédant qui habite toutes ses toiles. Obsessionnel, serait, même, plus approprié.
Lorsque, au Grand Palais, en cet été 2013, elle entre, elle est prête au plus total abandon. Prête à se laisser guider par ses émotions et les conséquences qu’elles pourront avoir sur son quotidien. Quitter, ne serait-ce que quelques heures, l’ordinaire de sa vie et ne rien manquer de cette explosion de chromatisme onirique qu’elle se prépare à explorer.
Sa lente déambulation entre les créations du célèbre cubiste la conduit de toiles en toiles. Elle s’arrête soudain, fascinée par une huile. Ce sont les verts qui attirent son œil, leurs grains nuancés, quelques-uns tirant sur le bleu ; la mise en perspective d’un bosquet de bouleaux dans l’encadrement d’une fenêtre. Elle s’avance, comme si elle voulait pénétrer à l’intérieur de cette cuisine ; elle avance ; elle pénètre dans la cuisine.
Sans bruit, pour ne pas importuner le couple d’amoureux qui contemple le spectacle d’une nature libre, elle avance. La voici qui regarde par la croisée, elle aussi. Ils ne l’ont pas vue, tout occupés qu’ils sont à s’unir dans cette douce contemplation. Elle s’immisce dans leur communion de pensée devant le merveilleux qui cogne à la fenêtre. Une prairie, une haie fleurie, les arbres élancés… La fenêtre de l’intime. Elle retient son envie de prendre l’une des pommes, posée sur les assiettes retournées. Elle a envie. Mais se retient. Ne pas déranger, ne rien déranger. Le rideau soulevé, le châle accroché, le sucrier, le pichet, la tasse… témoins paisibles de la vie domestique. Ne pas perturber, ne rien perturber. Ces regards vers l’extérieur. Une escapade poétique. Un ici et maintenant.
- Mais que diable faites-vous ici !
- Chut, vous allez les importuner !
- Madame, ils ne peuvent plus être incommodés. Ils auront bientôt un siècle ! Sortez de cette pièce, immédiatement !
- De cette pièce ? Mais de laquelle ?
- Ne voyez-vous pas que vous êtes entrée dans la cuisine de Marc et Bella ? J’espère que vous n’avez pas croqué « LA » pomme, en plus !
- « LA » pomme ? Mais…
- Oui ! « LA » pomme ! ne me racontez pas des contes, comme l’autre folle furieuse, l’autre jour ! J’ai dû appeler des aliénistes pour qu’ils lui passent la camisole ! Elle voulait prendre la place de la petite aiguille, parce qu’elle se disait lointaine descendante de Guillaume.
- Guillaume ?
- Oui Madame. Guillaume. Blaise aussi, et Herwarth, et Ricciotto ….
Elle écarquille les yeux, n’en croit pas ses oreilles. À pas furtifs, elle quitte la cuisine. Dans le couloir, son regard s’abouche presque violemment avec une nouvelle toile : elle comprend mieux cette histoire de pomme, de « LA » pomme. Le temps s’enfuit avec le tic-tac d’une horloge humaine. « LA » pomme est là, symbole du péché premier. Ceignant le couple originel, ondule la forme spiralée du serpent tentateur. Aux pieds de l’être double qui tient le fruit de toutes les convoitises, un cœur percé d’une flèche. Quatre noms l’auréolent. Une touchante déclaration d’amour aux quatre personnages qui ont toujours soutenu l’incomparable créateur : Apollinaire, Cendrars, Walden, Canudo
Elle devient Ève. La clepsydre de son destin commence à s’écouler.
Première oeuvre : Fenêtre à la campagne - Marc Chagall - 1915
Deuxième oeuvre : Hommage à Apollinaire - Marc Chagall - 1911/1912
Littér'auteurs/2014/11/08