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Littér'auteurs
6 janvier 2014

LE CYCLISTE DE TCHERNOBYL ; Javier Sebastián

J’avais promis « ma rentrée » pour janvier ; alors, tant qu’à faire,  je vais offrir, pour ma  première chronique 2014, un roman qui – je ne l’ai compris qu’à la fin de ma lecture – provoque des débats assez houleux. C’est, d’ailleurs, un commentaire aussi anonyme qu’incorrect (et qui ne citait pas ses sources) sur le blog de Jérôme qui m’a assez peu délicatement mis la puce à l’oreille.

 

Cycliste-de-Tchernobyl-Javier-Sebastian

Autant le dire tout de suite, ce roman m’a bousculée. Un peu lente au démarrage, je me suis surprise à avaler les pages au fur et à mesure que l’intrigue se nouait et que ma compréhension des évènements s’opérait, et je faisais des allers/retours entre les chapitres et la 4ème de couverture. Parce que cette 4ème induit en erreur, si l’on n’y prend garde. « Ce roman magistral est librement inspiré de la vie de Vassilii Nesterenko, physicien spécialiste du nucléaire, devenu un homme à abattre pour le KGB pour avoir tenté de contrer la désinformation systématique autour de Tchernobyl ». Mes allers/retours, au fil de ma lecture, je les ai faits aussi avec la toile et la biographie de Vassilii Nesterenko. Et, pour équilibrer mes lectures et me donner la possibilité d’avoir un avis aussi objectif que possible (si ce l’est) sur cette tragédie mondiale, je lirai bientôt le document de Svetlana Aleksievich : « La supplication : Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse ». Parce que Vassilii Nesterenko, décédé en 2008, n’a jamais été ce « vieil homme hagard » abandonné sur les Champs Élysées qui n’a de crainte que d’être liquidé par le KGB. Vassia, le héros du roman magistralement écrit par Javier Sebastián, n’est pas Vassilii Nesterenko, même si comme son modèle et inspirateur, il est physicien nucléaire,

Ceci entendu, nous voici libres d’entrer dans un texte mené de main de maître, qui a obtenu le prix Cálamo 2011 en Espagne et a été traduit, outre en français chez Métailié par François Gaudry, en allemand, italien et néerlandais. C’est une fiction qui emprunte fidèlement au réel les lieux des évènements : la ville fantôme de Pripiat existe, avec sa grande roue et ses autos-tamponneuses en ruine, à trois kilomètres à peine de cette centrale du diable qui en un instant, en avril 1986, a compromis – voire détruit –  irrémédiablement l’avenir de milliers de personnes. C’est le traitement créateur de cette catastrophe nucléaire et de ses conséquences qui a retenu mon attention et mon souffle tout au long des pages, l’alliance du contexte historique et documentaire avec une fiction très bien ficelée qui entraîne le lecteur dans une errance entre Paris, Minsk et Pripiat, au gré des exodes et des va-et-vient de la vie et de la mémoire du personnage central.

Javier Sebastián donne là un terrible réquisitoire contre le nucléaire, mais empreint d’une émouvante humanité pour ces survivants, ces « samosiol » qui veulent vivre là où la vie n’a plus de place.

Ils sont violents ces pans de vie qu’arrachent à la mort ces personnages fantasques qu’aucun tabou ne retient plus puisqu’ils sont conscients qu’ils vivent pour la dernière fois. Alors ils chantent Demis Roussos, alors ils jouent, alors ils s’entretuent, alors ils offrent leurs expériences à la science. Alors, les uns après les autres, ils meurent. Ils perdent à jamais leurs êtres chers et n’aspirent qu’à les rejoindre. Ils savent, mais ils poursuivent leur lutte – presqu’en silence – contre le silence. Celui du pouvoir en place qui tait sciemment ce cataclysme (et qui le taira au Monde avec a complicité des autres dirigeants planétaires) ; celui qui plombe Pripiat, « leur » ville qu’ils veulent jacasse ; celui qui m’a saisie lorsque j’ai refermé ce roman.

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30 novembre 2013

LA LETTRE À HELGA ; Bergsveinn Birgisson ; Ed Zulma

LA LETTRE A HELGA

Bjarni, mon cher, tendre aimé,

Je lis ta lettre et renaît la souvenance de toutes ces années qu'ensemble nous avons vécues, si près, si proches, et si loin aussi.

Me revient le poème de Stefán Hördur Grímsson...

C'était par un clair matin
il y a de cela bien longtemps.

Ils suivaient tous deux le chemin
face au soleil levant
et la main dans la main.

Face au soleil levant
chacun songeant à sa propre route.

Ils suivent maintenant chacun sa voie
en se tenant par la main.

Se tenant par la main
Par ce clair matin.

 

Bergsveinn Birgisson, notre historiographe, en a fait au demeurant l'épigraphe de son roman. "Main dans la main". "Face au soleil levant". "Chacun songeant à sa propre voie". 
Oui, ce sont bien nos mémoires qui sont là, couchées dans ce magnifique texte.

Tu es dans ton avant-nuit, mon amant, aussi éphémère qu'éblouissant. Et cette lettre que tu as rédigée arrive dans ma propre nuit. Nous ne sommes plus que les fantômes de notre amour aussi fulgurant que temporaire.

L'Islande, notre terre. Celle à laquelle nous sommes attachés, qui nous a rapprochés, qui nous a liés. L'Islande et nos respectifs élevages de brebis. Ces brebis qu'ensemble nous avons palpées, massées. Comme tu as pétri mon corps, avidement. Comme tu as vécu ta vie de fermier. Intensément. Qu'ajouter, mon aimé, à ce que tu écris ? Alors que je t'ai cru lâche et veule, "un vieux tronc de bois flotté qui se dérobe au grand amour", tu te révèles un homme fier, indomptable. Puis-je dire ainsi ? Ta maîtresse, c'était l'Islande, la rude et sauvage Islande. L'intouchable, celle qui règne sur le coeur et le corps des hommes. Moi, tu as pu me toucher. Su me toucher. Mais c'est à l'Islande que tu es resté fidèle, au delà de nos émois, de nos ébranlements. Ton Islande, celle qui t'a mené la vie dure, celle à laquelle tu donnais toute ton énergie, ta force d'âme.

Et nous nous sommes aimés, follement, insensément... "chacun songeant à sa propre route". 
Et nous suivons maintenant "chacun sa voie" en nous tenant, par delà la vie, par la main.

Helga

 

1 juillet 2013

POUR l'AMOUR DU CHOCOLAT, José Carlos Carmona

 

Pour l'amour du chocolat

À l’origine, José Carlos Carmona avait intitulé son ouvrage « Una sinfonía concertante ». Peut-être ce titre aurait-il attiré moins de lecteurs que ceux qui ont été appâtés par sa modification éditoriale espagnole « Sabor a chocolate » et sa traduction française « Pour l’amour du chocolat ». L’alliance trompeuse, à mon avis, des mots [amour & chocolat] assigne une représentation complètement fausse à ce court, très court et excellent roman. Car ni l’amour, ni le chocolat, qui servent certes de base au déroulement de l’intrigue n’y ont place prédominante.

José Carlos Carmona est un musicien, un chef d’orchestre. Il est professeur au Conservatoire de Musique de Malaga. Et sa caractéristique principale est la pluralité accomplie de son travail qui se déploie dans la musique classique, la littérature, la philosophie, les arts scéniques, la politique contemporaine.
Ce roman, il l’a conçu comme une symphonie, en lui donnant la structure d’une œuvre musicale, en trois mouvements, allegro, adagio et presto final. Les chapitres sont très courts, les phrases directes et incisives. Le lecteur peut, au gré de son imagination, reconstruire tout ce qui « manque ». L’auteur, ici, est une sorte de sculpteur littéraire qui définirait une forme narrative particulière et laisserait place aux vaticinations diverses.

Une technique qui émet une « musique » épurée. Une syntaxe qui permet de visiter presque un siècle, de 1922 à 2001. Une structure rapide, segmentée, pleine d’évènements inattendus, ponctués, en contrepoint, par certaines tragédies historiques qui font apprécier l’atmosphère de cette époque. José Carlos Carmona pose son estrade en Suisse, peut-être parce qu’elle est restée neutre pendant les guerres et qu’elle représente sans doute un lieu adéquat pour voir ce qui se passe autour. Peut-être aussi pour le chocolat ? Peut-être... Certains de ses personnages s’y installent, d’autres ne sont que de passage. Ils vont, viennent, aiment, souffrent, vivent, meurent en cent chapitres développés de quelques lignes seulement à deux pages maximum. C’est lapidaire, compact, ramassé. Ce peut être parfois facétieux (juste un peu), c’est très souvent émouvant. Le temps passe, fuit, et le lecteur, au diapason, suit la partition qu’un écrivain-musicien conduit avec maestria.

Mon billet, je l’espère, est explicite : j’ai aimé. Plus que l’intrigue en elle-même, j’aimé le procédé narratif. José Carlos Carmona confie au journal El Pais qu’il s’est essayé à une forme d’écriture particulière ; celle d’écrivains qu’il admire : John Doe (pseudo de Régis Messac ?), Alessandro Barrico (Soie), Pascal Quignard, (Tous les matins du monde), Handkel (L’après-midi d’un écrivain), Askildsen (Dernières notes pour Thomas F.)  …

Challenge a tout prix


Ce roman a très opportunément obtenu le Prix Littéraire de l'Université de Séville. Je vais donc proposer ce titre à Laure, qui a ouvert le "Challenge À Tous Prix", pour une 5ème participation.

25 juin 2013

L'ENNEMI DU MONDE, Jack London

l-ennemi-du-monde-jack-london

J'appartiens à la génération de "Croc Blanc" et de "L'appel de la forêt". Des souvenirs, un peu diffus maintenant, mais quand même des souvenirs de "belles lectures". Pour une pré-adolescente un peu coincée, un peu agrippée aux jupons de sa maman, un peu soucieuse du regard sévère de son papa, ces deux romans offraient un parfum d'évasion, d'aventure.

J'ignorais - inculte, suis-je - que Jack London avait écrit d'autres textes. En réalité, j'ai abandonné l'écrivain en même temps que l'adolescence. Je n'avais jamais, jusqu'alors, cherché à prendre de ses nouvelles...

Belle transition, n'est-ce pas, pour évoquer, ici et maintenant, deux nouvelles signées de cet écrivain. Traduites par Simon Le Furnis, éditées par La Part Commune, écrites en 1914. Textes prémonitoires, affirment la plupart des critiques, du chaos dans lequel, un quart de siècle plus tard, le monde sera plongé du seul fait d'un fou meurtrier et psychopathe.

Deux nouvelles, deux personnages, deux victimes, deux pervers assassins. L'un fera les frais de l'esprit démoniaque d'un père sans foi ni loi, qui déclarant que s'il a donné la vie à son fils, il est donc en droit de la lui retirer ; il servira donc de cobaye aux divagations machiavéliques de son géniteur. L'autre, enfant mal-aimé, rejeté, adolescent brillant mais repoussé par tous, adulte boycotté, honni, vilipendé ; il construit sur cette succession d'injustices patentes une haine farouche et destructrice contre l'humanité entière.

Visionnaire, Jack London ?
Aucun comité d'éthique contemporain n'aurait accordé grâce aux inventions scientifiques scélérates et manichéennes que les cerveaux de ses protagonistes (ne leur prête-t-il pas le sien ?) conçoivent. En tout cas les deux textes relèvent du fantastique et de l'apocalyptique. C'est du chaos que traite l'écrivain, des cataclysmes que la démence sanguinaire des hommes peuvent produire. C'est sûr, l'individu à la moustache balai-brosse "dont on ne peut pas dire le nom" pointe ses vibrisses, ici. En avant-garde. En éclaireur.

C'est à lire, en s'offrant aussi la possibilité d'autres angles d'approche : celui des mythes, 

J'emprunterai à Simon Le Fournis, traducteur de ces deux textes rares, la conclusion : "[ils] ne sont pas tant des récits du mal que de la déréliction qui y mène".

19 juin 2013

LE MUR DE MÉMOIRE, Anthony Doerr

Le mur de mémoire Doerr

«Toutes les heures, songe-t-il, partout sur la planète, des quantités infinies de souvenirs disparaissent, des atlas entiers sont entraînés dans des tombes.»

Une belle rencontre avec les nouvelles d'Anthony Doerr ; six textes, remarquablement écrits, remarquablement construits, conjuguent le thème de la mémoire. Les acteurs de ces récits (quatre femmes sur six) tentent de puiser dans le stock où les expériences passées ont été conservées. Ils essaient de rappeler dans leur présent les informations, les gestes qui avaient été emmagasinés.

Alma, Imogene, Allison, Esther et les autres participent à cette même quête du souvenir, de la récurrence. Un voyage dans l'espace - Afrique du Sud, Lituanie, Allemagne nazie, Ohio -, qui emprunte le même chemin que le voyage dans le temps auquel le novelliste convoque ses lecteurs. Chaque intigue est menée avec finesse et sensibilité.

Quelle est cette mémoire à laquelle se raccroche Alma, au déclin de sa vie, qui accroche sur un mur des cassettes, des capsules mémorielles, où sont enregistrés les souvenirs de sa vie ? Et pourquoi un triste sire charge-t-il un enfant, précisément sans souvenance, d'extirper de cet inventaire un épisode précis de la vie de la vieille dame ? 

Qui est cette "gardienne de semences" - tout un symbole -, d'un village chinois destiné à l'engloutissement, à l'anéantissement par immersion, qui résiste de toutes ses forces, y compris contre son fils, pour ne pas quitter sa terre ? "Chaque pierre, chaque marche est une clé qui ouvre sur un souvenir".

Challenge a tout prix

Extrêmement métaphorique, ce recueil tire sa force d'une plume à la fois poétique, fluide, imagée, qui emprunte aussi à la science-fiction ou au policier, Pas de pathos dans aucun des récits, c'est de la vie que traite Anthony Doerr. Toutes, certainement pas, mais une grande diversité de formes de mémoires sont abordées : la mémoire individuelle, la mémoire historique, la mémoire collective, la mémoire sociale (sociétale ?), la mémoire familiale....

À lire, sans modération, pour ne pas oublier de se souvenir...

Le mur de mémoire a été couronné par le Story Prize et par le Sunday Times Short Story Award, l'un des plus importants prix récompensant des nouvelles, ce qui me permet d'inscrire cette belle lecture dans le Challenge "À tous prix" de Laure.

Les avis d'Anne, de Jérôme, de Marilyne.

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5 mars 2013

LÀ OÙ VONT NOS PÈRES, Shaun Tan

Ceux qui me connaissent, et/ou me lisent, savent ma difficulté à lire et comprendre les Bandes Dessinées. J'ai glané ce titre, la semaine dernière, chez Anne, conseillée par une experte, Mo'.Pourquoi pas, après tout ? Puisque mon problème vient de mon incapacité à relier texte et graphisme ! Pourquoi pas, donc, une BD muette, qui, de surcroît, a retenu en son temps l'attention d'une grande partie de la blogosphère littéraire et reçu beaucoup d'éloges.

là ou vont nos pères


Là où vont nos pères... la couverture est belle ; elle suggère une histoire du temps passé. Un homme, une valise à la main, observe, incrédule, une drôle de bestiole. Soixante portraits, soixante regards d'hommes et de femmes, sont alignés sur les deux premières pages. Comme des photos d'identité. 

Identité. L'un des mots, jamais écrit, mais toujours sous-entendu de ce long voyage qu'entame, un matin, un homme, mari et père. Il part... laissant sa femme et sa fillette, n'emportant d'elles qu'un portrait de famille, soigneusement emballé dans sa pauvre valise. Il part. Il quitte sa ville misérable. Jusqu'à la gare, sa femme et sa fille l'accompagnent, tenant sa main serrée dans les leurs.Il part. Pendant qu'elles, elles retournent à la maison, tristes et seules.

Son voyage est long. Il traverse la mer. Il part. Et avec lui, sur le pont du bateau, d'autres comme lui, qui partent aussi.

Ils partent.Ceux qui sont partis arrivent dans un monde inconnu, peuplé d'êtres étranges, aux allures de Goliath. Et lorsqu'accoste le navire, la foule de ceux qui viennent d'arriver découvre le gigantisme d'une ville, des animaux inconnus, des moeurs inconnues, et une langue inconnue. Étrange étranger.

C'est, bien sûr, de l'immigration dont il s'agit. Peinte sans mot(s), toute en nuance(s). Dessinée au crayon, couleur sépia ou dans des gris doux. L'homme qui part, le mari, le père, emmène avec lui une étrange étrangeté : celle de son appartenance qui, à petites touches uchroniques, se confrontent au "nouveau monde". Étrangeté de l'étrange. Il plane dans ce livre (oui, ce livre) qui se présente un peu comme un album photos, où l'ordre chronologique illustre la vie des personnages principaux : l'homme, sa femme, sa fille... et ceux qui vont aider l'homme à se "re"construire dans un pays inconnu (""), à dessiner son nouvel espace de vie ("OÙ VONT"), et à maintenir les liens familiaux ("NOS  PÈRES").

J'ai aimé, cette bande dessinée, s'il faut l'appeler ainsi. J'ai été sous le charme d'une narration silencieuse qui a stimulé et nourri mon imaginaire. Cette histoire graphique (je crois que c'est comme cela qu'elle se nomme) emmène le lecteur (m'a emmenée) en dehors du temps. Cet homme, représenté par Shaun Tan, en quête de points de repère, outre sa propre expédition dans une autre culture... m'a conduite à  découvrir une autre culture littéraire, avec d'autres repères... Belle aventure ! Mais qui ne me rapproche toujours pas de la BD (que je dirais traditionnelle).

 

 

11 février 2013

LIZKA ET SES HOMMES, Alexandre Ikonnikov

Ikonnikov

1940. Union Soviétique. Une bourgade : Lopoukhov. Vladimir Ogourtsov voit le jour. Il a trente ans lorsqu'y naît sa fille Elizaveta.

Lizka, c'est justement cette Elizaveta, qui, à 17 ans, décide de quitter son village de naissance pour se rendre dans la ville de G. Elle a connu son premier ébat amoureux avec Pacha : "Tout se produisit avec une telle rapidité qu'en dehors de la douleur et de la sensation d'avoir reçu une souillure à l'intérieur de son corps, elle n'éprouva rien". Elle s'inscrit dans une école d'infirmières, et loge dans une chambre d'un foyer de travailleurs, en collocation avec trois autres jeunes filles.

Dès lors, le lecteur médusé va suivre le nomadisme sentimental de Lizka (surnom péjoratif de son prénom), mais aussi, au gré de ses aventures amoureuses, la construction de la personnalité de la jeune demoiselle. C'est aussi une rencontre avec la Russie des années 90 que nous propose Ikonnikov,, celle de Mikhaïl Gorbatchev et de la perestroïka, de la fin du rôle directeur du Parti communiste, mais aussi du putsch contre Gorbatchev et de l'arrivée au pouvoir de Boris Eltsine. Période mouvementée, comme la Russie en a connues et en connaît encore. "Une fois de plus le pays sombra dans la folie. On respecta une coutume qui plongeait ses racines au fond des âges : c'est à dire qu'on se mit à casser l'ancien sans avoir la moindre idée de ce à quoi allait ressembler le nouveau".

La carte du Tendre de Lizka est faite de dix étapes... dix profils d'une société russe plutôt gangrenée, sur laquelle l'auteur porte un regard sans concession. Chacun des dix hommes de la vie de Lizka est une des facettes de cette communauté déliquescente et dépravée. Ils se suivent, mais ne se ressemblent pas : si l'un est un escroc, l'autre est secrétaire du Comité de Komsomol (Parti Communiste) ; un autre encore est Tatar (Lizka va l'épouser)... Dix hommes qui vont petit à petit éroder la naïveté de Lizka et la faire devenir une jeune femme forte et autonome : "Comment pouvait-on vivre au nom d’objectifs aussi misérables, alors qu’il y avait un ciel, de l’eau, et, là-dessus des étoiles ! Et comment avait-elle pu rester si longtemps sans comprendre cela ! Lizka tout à coup avait envie de se mettre à crier, de tenir des discours à tous et à toutes. Qu’ils cessent de satisfaire leur propre chair, et que, comme elle en ce moment, ils considèrent la vie avec ravissement, avec enthousiasme !".

Tout le talent d'Ikonnikov, c'est de dépeindre cette misère sociale, humaine, politique avec humour et dérision. Lizka et ses amies du foyer de travailleurs, sont pleines de vie, d'entrain et de projets, malgré leur dénuement. Les hommes de Lizka ne sont pas complètement dépourvus d'atouts, malgré l'alcool, la carambouille, les intrigues, la corruption. Certes, les propos de l'auteur sont crus, impitoyables, et sans doute réalistes. Mais pas de misérabilisme, de commisération. Pas de discours lénifiant, mais la tonicité communicative de Lizka, de l'énergie à revendre, des idées neuves, une capacité à rebondir qui donne à penser qu'en Russie, il y a de la matière positive, réactive et, comme l'héroïne, prête à en découdre pour sauver sa peau et son bonheur.

Alexandre Ikonnikov signe là son deuxième texte, après "Dernières nouvelles du bourbier", un recueil d'une quarantaine de nouvelles satiriques, cocasses, mais caustiques et percutantes sur la société russe post-communiste. Une chronique éclairée de cet opus ici, chez Marilyne et son site Lire & Merveilles.

12 novembre 2012

NÉMÉSIS ; Philip Roth

Nemesis

"Situé dans les environs de Newark, à l'époque où éclate une terrible épidémie de polio, Némésis décrit avec précision le jeu des circonstances sur nos vies. Pendant l'été 1944, Bucky Cantor, un jeune homme de vingt-trois ans, vigoureux, doté d'un grand sens du devoir, anime et dirige un terrain de jeu. Lanceur de javelot, haltérophile, il a honte de ne pas avoir pris part à la guerre aux côtés de ses contemporains en raison de sa mauvaise vue. Tandis que la maladie provoque des ravages parmi les enfants qui jouent sur le terrain, Roth nous fait sentir chaque parcelle d'émotion que peut susciter une telle calamité : peur, panique, colère, perplexité, souffrance et peine. Des rues de Newark au camp de vacances rudimentaire, haut dans les Poconos, Némésis dépeint avec tendresse le sort réservé aux enfants, le glissement de Cantor dans la tragédie personnelle et les effets terribles que produit une épidémie de polio sur la vie d'une communauté de Newark, étroitement organisée autour de la famille."

ENTRETIEN IMAGINAIRE AVEC PHILIP ROTH

 Littér'auteurs : Monsieur Roth, accepteriez-vous de vous présenter ?

Philip Roth : Je suis né le 19 mars 1933, à Newark, dans le New Jersey. Je suis un écrivain américain. Je suis petit-fils d'immigrés juifs, originaires de Galicie, et arrivé aux États-Unis au tournant du XXème siècle. Je suis né et j'ai vécu une enfance heureuse dans le quartier de Weequahic. Depuis les années 60, je me consacre entièrement à l'écriture, après avoir enseigné les lettres. Je vis maintenant dans le Connecticut.

Littér'auteurs : Vous êtes un écrivain très prolifique ; vous avez signé une trentaine de romans, dont le premier (une nouvelle, en réalité), Goodbye Colombus, a été publié en 1959. Déjà, vos personnages sont de confession juive, déjà Newark sert de scène aux protagonistes. En 53 ans, vous n'avez pas abandonné vos racines et vos origines !

Philipp Roth : Il est vrai que mes fictions ont un caractère qui peut sembler fortement autobioraphique. Le contexte de la vie des juifs américains (notamment des hommes) m'a beaucoup intéressé. Même si je me considère comme un citoyen parmi les autres, je reconnais volontiers que mes écrits relèvent de la satire sociale et politique. Par exemple, dans Portnoy et son complexe, paru en 1969, j'évoque les relations d'un fils avec sa mère... juifs tous les deux, en adoptant un styler littéraire provocateur. Mes premiers textes, quelque peu lestes, m'ont relégué au rang de traître dans la communauté juive. Et c'est pourtant cette communauté que je connais le mieux ! Dans tous ses paradoxes.
Je voudrais cependant corriger votre phrase : "j'ai été" un écrivain très prolifique ; le roman dont nous allons parler, Némésis (2010), est le dernier que j'ai écrit, mais aussi le dernier que j'écrirai.Je l'ai annoncé il y a un peu plus d'un mois*. Voici trois ans que je n'avais rien publié, moi qui, jusqu'alors, enchaînais romans sur romans. Non, je préfère désormais travailler sur mes archives pour les remettre à mon biographe.

Littér'auteurs : Némésis... Dans la mythologie grecque, elle est la déesse de la juste colère des dieux, parfois assimilée à la vengeance. C'est, en effet, l'un des thèmes de votre dernier roman.

Philipp Roth : Pas seulement celui de ce dernier roman ! En réalité, ce texte fait partie d'une tétralogie qui, outre celui-ci, rassemble Un homme (2006), Indignation (2008) et Le Rabaissement (2009). J'ai aussi utilisé cette thématique dans Le Complot contre L'Amérique (2004) : quel sens donner aux catastrophes qui s'abattent sur une communauté et contre lesquels la volonté humaine ne peut rien changer ? La solitude et la maladie en sont des constantes.

Littér'auteurs : Qui est Bucky Cantor, le personnage principal de votre roman ?

Philipp Roth : Un brave gars, pétri de honte et de culpabilité, parce que sa mauvaise vue lui a interdit la conscription. Nous sommes en 1944, en pleine guerre mondiale. Tous les amis du jeune homme ont été enrôlés et risquent leur vie. Lui non. Il doit se résigner à s'occuper des gosses d'un quartier juif de Newark : il est directeur d'un terrain de sport. C'est un domaine dans lequel il excelle, c'est un remarquable lanceur de javelot. Élevé par ses grands-parents maternels (sa mère est morte en couche, et son père, escroc, a disparu de sa vie), il a un sens aigu de la dignité, de la responsabilité, de la droiture. C'est un homme, ce Mr Cantor ! On peut compter sur lui ! D'ailleurs, lorsque la polio s'abat sur la ville, décimant sans pitié les enfants dont il a la charge, il fait courageusement front en essayant de les protéger, de les consoler, de les encourager. Mais contre un fléau de ce genre, qu'est la seule bonne volonté d'un homme ? Lorsqu'il finit par baisser les bras, et qu'il cède à l'amour qu'il porte à Marcia en fuyant Newark, il emmène avec lui sa culpabilité... mais aussi la maladie.

Litér'auteurs : Voici le sujet ainsi énoncé... mais quelle en est la symbolique ? Maladie, oui. Solitude ?

Philipp Roth : Le narrateur n'est pas Bucky Cantor. C'est en découvrant son identité que le lecteur comprendra comment j'aborde cet objet. Je ne vais pas dévoiler mon sujet, mais Cantor, avec son sens du devoir, de la responsabilité, avec sa culpabilité qui lui colle à la peau, et aussi avec un très fort sentiment de religiosité porte en lui la nécessité, l'obligation, l'impératif de faire face à la malédiction qui pèse sur son petit monde juif.

Littér'auteurs : Malédiction... Peuple Juif... 1944... Coïncidence ?

Philipp Roth : Certes pas. Mais je ne pense pas qu'il faille systématiquement entr'apercevoir dans ce roman, un texte de plus qui évoquerait la Shoah  au sens du judéocide, mais plutôt ce qui fait référence au terme hébreu " שואה", c'est à dire "catastrophe". La polio, c'est une réelle calamité dans le monde dans lequel évolue le héros. Mais ce qui la rend davantage tragique, c'est l'incompréhension. Quel sens donner, en effet, à cette épreuve ? Si Bucky Cantor, dans sa faillite, se ressent, là encore, responsable, l'autre personnage principal de mon roman prouvera qu'il est possible de faire surface et d'être heureux. Cantor n'y parviendra pas.

Littér'auteurs : Et Dieu, dans tout ça ?

Philipp Roth : Cantor finira par douter, par se rebeller, par invectiver ce Dieu qui inflige la maladie, le handicap, la mort, aux innocents que sont les enfants qu'il côtoie. C'est un peu comme une délégation de responsabilité ; il faut bien que quelqu'un - même suprême - assume ! Mais, dans ce roman, c'est vraiment la question du sens de la vie, des raisons de la vie que j'ai voulu traiter. Et je n'ai pas trouvé la réponse. Les lecteurs m'y aideront-ils ?

 

ROTH

Philipp Roth

Les propos qui lui sont prêtés ici sont, bien sûr, absolument imaginés. Seules les biographies et bibliographies, bien qu'incomplètes, ne sont pas virtuelles.

* ça, c'est vrai, il l'a dit ici

 

 

 

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1 octobre 2012

L'AUTOBUS ; Eugenia Almeida

l'autobus

"Dans une petite ville du fin fond de l’Argentine, un homme et une très jeune femme attendent un autobus dans un café, l’autobus passe et ne s’arrête pas. Il y a quatre jours maintenant que l’avocat Ponce amène sa sœur pour prendre cet autobus et qu’il ne s’arrête pas. Les jeunes gens partent à pied le long de la voie ferrée. Le village s’interroge. Le soupçon s’installe, la réalité se dégrade subtilement.

Il s’est passé quelque chose dans le pays que tout le monde ignore. Pendant cette attente, nous découvrons la lente plongée dans la folie de la femme de Ponce, provoquée par l’attitude de l’avocat qui ne lui pardonne pas les circonstances de leur rencontre.

La confusion s’installe dans la vie du village, ce sont les militaires qui commandent. Des livres disparaissent de la bibliothèque. Des coups de feu éclatent à la tombée de la nuit, des cadavres de subversifs sont retrouvés, personne ne peut reconnaître le couple de la photo du journal. L’autobus s’arrête de nouveau alors que personne ne l’attend plus et la pluie se met à tomber."

Argentine. Une petite ville perdue au fin fond du pays. Une voie ferrée. Un café. La vie au quotidien d’habitants ordinaires qui se côtoient, se jaugent, se toisent, se jugent… D’un côté de la voie les « nantis », de l’autre les « parias ». Ni le train, ni l’autobus ne s’arrêtent plus dans la bourgade depuis quatre jours. L’avocat Ponce, chaque matin, accompagne en vain sa sœur pour qu’elle prenne cet autobus. Il croit en la toute-puissance de son statut. En vain, aussi. Un couple intrus, venu là d’on ne sait où, venu là on ne sait pourquoi, attend, lui aussi de pouvoir quitter le village. En vain, aussi. De guerre lasse, l’homme et la femme décident de partir à pied en longeant la voie ferrée.

Unité de lieu ; unité de temps. Dans un monde clos, dans un silence de plomb. Que se passe-t-il ? Pourquoi l’autobus ne s’arrête-t-il plus ? Pourquoi l’orage n’éclate-t-il pas alors qu’il gronde ? Pourquoi entend-on des coups de feu dans le lointain ?

Eugenia Almeida laisse extravaguer les émotions du lecteur. Même si elle a posé le cadre, elle ne donne pas toutes les clés. Tout est possible, mais elle le tait jusqu’à l’évidence. C’est ce qui donne force et densité à ce court roman. Alors que le malaise leste l’atmosphère, elle parvient à offrir une écriture souple et rapide qui ne laisse pas place à la fadeur et à la monotonie.

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J’avais lu ce roman avant de me rendre au festival America 2012, à Vincennes. Je l’avais apprécié. J’attendais donc avec impatience de rencontrer cette auteure. J’ai été enthousiasmée. Cette dame sait dire les choses, simplement, passionnément, sans fioriture. Elle sait les dire, elle sait les écrire aussi.

18 septembre 2012

LE VIEUX QUI LISAIT DES ROMANS D'AMOUR ; Luis Sepulveda

vieux

"Lorsque les habitants d'El Idilio découvrent dans une pirogue le cadavre d'un homme blond assassiné, ils n'hésitent pas à accuser les Indiens de meurtre. Seul Antonio José Bolivar déchiffre dans l'étrange blessure la marque d'un félin. Il a longuement vécu avec les Shuars, connaît, respecte la forêt amazonienne et a une passion pour les romans d'amour. En se lançant à la poursuite du fauve, Antonio José Bolivar nous entraîne dans un conte magique, un hymne aux hommes d'Amazonie dont la survie même est aujourd'hui menacée."

Pour parler de ce roman, qui est mieux placé que son auteur lui-même ? Le texte qui suit, je l’ai extrait d’un de ses autres écrits, extraordinaire, lui aussi : « La lampe d’Aladino… et autres histoires pour vaincre l’oubli ».

 

-          Eh bien, mon vieux, nous y revoilà, murmura le docteur Rubicundo Loachamin, le dentiste qui, dans un passé très proche et donc à l’abri de la corrosion de l’oubli, parcourait les hameaux de l’Amazonie qui croissaient et décroissaient sur les berges des fleuves Zamora, Yacuambi et Nangaritza pour calmer les cauchemars dentaires à grand renfort des sermons anarchistes et réparer les sourires grâce aux prothèses qu’il exhibait sur un petit tapis digne d’un cardinal.

Son interlocuteur, Antonio José Bolivar Proaño, un homme d’âge indéfinissable qui préférait qu’on l’appelle le Vieux pour ne pas avoir à entendre toute cette litanie d’éminents personnages, mit la main dans la poche de son pantalon avant de parler et en sortit un dentier enveloppé d’un mouchoir, le plaça dans sa bouche, fit claquer sa langue, cracha et regarda le panorama désolé qui s’étendait sous ses yeux.

[…] Les deux hommes, liés par une amitié avare de paroles et vieille comme la mémoire, étaient arrivé jusqu’aux ruines d’El Idilio après une semaine de marche.

[…] Le dentiste et le Vieux avaient longuement considéré la possibilité de revenir à El Idilio.

[…] Les Shuars avaient aidé les fugitifs, uniquement parce que le Vieux les accompagnait. Ils ne comprenaient pas ces hommes et ces femmes arrivés en Amazonie pour vivre le cauchemar de la pauvreté et de la mort. […] Ces blancs étaient de drôles de gens mais ils respectaient le Vieux parce qu’il était différent.

Il était comme eux bien qu’il ne soit pas des leurs. Une erreur commise bien des années plus tôt l’avait obligé à quitter le territoire des Shuars et les hommes de la forêt le suivaient pour rendre son exil mois difficile. De plus, ils appréciaient sa drôle d’habitude de lire des romans d’amour qu’il leur racontait ensuite, tout ému, pendant les longs après-midi de la saison sèche.

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