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Littér'auteurs
26 novembre 2014

BOUCLE D'OURS - Stéphane Servant & Laetitia Le Saux

Billet d’humeur

2014

Notre société deviendrait-elle [F/R]igide au point de rejeter tout ce qui pourrait offrir aux enfants le droit de grandir en raisonnant ? Lorsque j’accompagnais (il n’y a guère) des jeunes élèves déficients légers, le fondement de mon projet pédagogique visait à développer leur capacité de penser. Parce que j’étais surprise – voire choquée – que, dans le circuit scolaire traditionnel d'où ils venaient, ils avaient surtout été conduits à appliquer dogmatiquement des règles dont le sens leur échappait. Mais cet enseignement étroit n’était seulement destiné qu’à ces gamins déficitaires. Leurs camarades, étiquetés comme « normaux », avaient, eux aussi, eu droit au même traitement. Je frémis à l’idée que nous devrions inculquer à nos enfants le principe du « tais-toi et obtempère ». Et il semblerait que je n’ai pas fini de frémir.

J’en veux pour preuve deux exemples.

 

  • Cet album, que je présente ici. Boucle d’Ours… (la référence est manifeste). Mais il ne s’agit pas d’un remake moderne du conte « Boucle d’Or et les Trois Ours », dont Bruno Bettelheim, dans son ouvrage Psychanalyse des contes de fées dit que « certains problèmes majeurs de l’enfance y sont abordés […] : la recherche d’une identité », notamment. Pile ! Boucle d’Ours, répond parfaitement au critère.

    2014

    C’est l’histoire d’une famille Ours qui se prépare pour le carnaval : Maman sera Belle au Bois Dormant et Papa, Grand Méchant Loup. Petit Ours, lui, veut se déguiser en Boucle d’Ours, avec une jupe rose et des couettes blondes. Soutenu par la complicité maternelle, il résiste vaillamment aux protestations stéréotypées paternelles ; c’est Grand Méchant Loup (le vrai), travesti en Chaperon Loup qui finira par convaincre le père du bien-fondé de la demande de son rejeton.

    C’est là, à ce que j’en sais, que le bât blesse. L’album fait partie de la sélection maternelle des Incorruptibles (prix de littérature jeunesse décerné par les jeunes lecteurs) (clic). Certains bien-pensants-à-la-place-des-enfants prétendraient que… voyez-vous…

2014

Ben oui ! Je frémis ! C’est toujours Bettelheim (avec lequel, vous l’aurez compris, je suis entièrement d’accord) qui dit que les contes doivent mettre l’enfant dans des situations de plaisir, d’inquiétude et de conflits, pour mieux l’aguerrir devant les difficultés de la vie réelle. Qu’ils doivent stimuler l’imagination, picoter l’intelligence… C’est pas ça, Boucle d’Ours ? Ah bon ! Qui c’est qui voit le mal partout ? Qui c’est qui a oublié ce qu’est une métaphore ? Et en quoi elle peut aider à grandir, voire être thérapeutique ?

 

2014

  • Le week-end prochain à Montreuil, la 30ème édition du Salon du livre et de la presse jeunesse. Et depuis quelques jours la polémique enfle, m’a-t-on dit, à propos de l’affiche d’Audrey Calleja choisie pour illustrer cet anniversaire. Il serait question d’une certaine théorie du genre (ou inversement). Je ne vais pas plagier l’excellent billet de « Actualitté » (que je vous invite à lire ici). Nous avons connu aussi l’épisode de Tous à Poil… Ce sont les adultes qui plaquent une morale ou chargent le livre d’intentions que l’enfant ne lui attribue pas (pas plus que l’auteur, souvent).

2014

Ben oui ! Je frémis ! Mais ça ne regarde que moi, finalement !

Et les enfants.

Et surtout les enfants.

 

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22 novembre 2014

TAKE OFF Pour LES PLUMES

 

CHAT VOLANT

Take off

 

Celui qui observe le vol d’un essaim de chats
(absolument chauves,
pour ne pas faire dans la guimauve)
dans le silence d’un petit matin forcément voluptueux
pense qu’il souffre de l’ivresse des voyages
sans sommeil.
Je dirais plutôt que cette sarabande
n’est que le prologue
d’une billevesée musicale 
(érotique,
c’est plus sympathique)
qui transfigure et surnaturalise la solitude des passeurs d’utopie :
ils espèrent ainsi se ressourcer dans chaque recommencement
de fêtes étoilées
à faire rêver
tous les ténébreux qui croient que
les raminagrobis flottants ne sont que de blancs
pavillons lépidoptériens,
voltigeant
autour d’un fondement mafflu.
C’est le pourquoi de la chanson
(de fesse,
je le confesse).

C’est évident, mon histoire est complétement extravagante.
Elle m’est apparue, ce matin, au terme d’une nuit épuisante,
lorsque je me suis arrachée des coquecigrues de ma nuiteuse torpeur.

Sans doute ma nouvelle tisane du soir ! C’est mon petit-fils qui me l’a préparée : 
« Tiens Mamie, m’a-t-il dit en me tendant la tasse, tu vas faire de beaux rêves ! ».

 

 

LES PLUMES

C'est sur le thème de LA NUIT qu'Asphodèle a emmené notre joyeuse bande de plumitifs. 

Les mots issus de nos imaginaires débridés : 

vol, chat, transfigurer, chauve, blanc, solitude, silence, matin, se ressourcer, ivresse, ténébreux, épuisant, insomnie, étoilé, fête, rêver, sommeil, voyage, chanson, fesse, recommencement, voluptueux, sarabande, passeur, prologue, pavillon.

Je les ai tous employés.

11 novembre 2014

HOMMAGE : Paix, Yannis Ritsos

colombe picasso

Le rêve de l’enfant, c’est la paix.
Le rêve de la mère, c’est la paix.
Les paroles de l’amour sous les arbres
c’est la paix.

Quand les cicatrices des blessures se ferment sur le visage
         du monde
et que nos morts peuvent se tourner sur le flanc et trouver
         un sommeil sans grief
en sachant que leur sang n’a pas été répandu en vain,
c’est la paix.

La paix est l’odeur du repas, le soir,
lorsqu’on n’entend plus avec crainte la voiture faire halte
         dans la rue,
lorsque le coup à la porte désigne l’ami
et qu’en l’ouvrant la fenêtre désigne à chaque heure le ciel
en fêtant nos yeux aux cloches lointaines des couleurs,
c’est la paix.

La paix est un verre de lait chaud et un livre posés devant
         l’enfant qui s’éveille.

Lorsque les prisons sont réaménagées en bibliothèques,
lorsqu’un chant s’élève de seuil en seuil, la nuit,
à l’heure où la lune printanière sort du nuage
comme l’ouvrier rasé de frais sort de chez le coiffeur du quartier,
         le samedi soir
c’est la paix.

Lorsque le jour qui est passé
n’est pas un jour qui est perdu
mais une racine qui hisse les feuilles de la joie dans le soir,
et qu’il s’agit d’un jour de gagné et d’un sommeil légitime,
c’est la paix.

Lorsque la mort tient peu de place dans le cœur
et que le poète et le prolétaire peuvent pareillement humer
le grand œillet du soir,
c’est la paix.

Sur les rails de mes vers,
le train qui s’en va vers l’avenir
chargé de blé et de roses,
c’est la paix.

Mes Frères,
au sein de la paix, le monde entier
avec tous ses rêves respire à pleins poumons.
Joignez vos mains, mes frères.
C’est cela, la paix.

Yannis Ritsos (1909 - 1990)
Texte traduit du grec par l'auteur,
Revue Europe, août-septembre 1983
in Guerre à la guerre - Éditions Bruno Doucey - octobre 2014

10 novembre 2014

HOMMAGE : Haïkus de la Guerre 14-18 - René Maublanc

Je n'irai pas au cimetière
Je cherche son souvenir
Et non son cadavre.

 

C'est dans sa chambre,
Où flotte encor son âme,
Qu'est son vrai tombeau.

 

Le son de sa voix
N'est plus dans mon oreille ;
Vais-je oublier - déjà ?

 

Mes amis sont morts.
Je m'en suis fait d'autres.
Pardon...

 

En pleine figure,
La balle mortelle.
On a dit : au coeur - à sa mère.

 

Dans la plaine noire
Un petit pêcher rose
Fait à lui seul tout le printemps.

 

La nature a jeté
Sur les ruines humaines
La pitié de la neige.

René Maublanc (1891 - 1960)
En pleine figure - Haïkus de la guerre 14-18.
Éditions Bruno Doucey (octobre 2013)

9 novembre 2014

HOMMAGE : Ils étaient huit jeunes hommes - Charles Camproux

 

Ils étaient huit jeunes hommes

 

Ils étaient huit jeunes hommes, nus, nus et qui tremblaient
ils étaient descendus, gelés, enchaînés,
l'un derrière l'autre, nus, les mains dans le dos
et ils savaient pour sûr, ils se savaient condamnés :
le grand camion, au fond, le long de la grande allée,
l'allée des longs cyprès, longs, hauts, est venu s'arrêter,
et les huit jeunes hommes nus, blancs, sans mot sont
     descendus
entre les hommes verts, vert clair, qui les font se tenir :
se tenir, blancs, nus, devant la grande tombe,
devant le grand trou, long, profond, tout juste creusé
là tout le long, là, le long de l'allée,
derrière les tombeaux, tout le long, comme une longue
     tranchée :
par la mitraillette, d'un coup, ils ont tous plongé
dans la longue tranchée, blancs, nus, avec un peu de sang
sur leur torse blancs, blancs, nus, aux premières aurores :
ils étaient huit jeunes hommes, nus, dépouillés de
     lendemains.

Charles Camproux (1908-1994)
Poëmas de Resistencia, 1943-1944.
Traduit de l'occitan par Aurélia Lassaque
Extrait de Guerre à la guerre - Éditions Bruno Doucey, octobre 2014

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9 novembre 2014

HOMMAGE : La chanson de Craonne - Anonyme

 

La chanson de Craonne

 

Quand au bout d'huit jours, le r'pos terminé,
On va r'prendre les tranchées,
Notre place est si utile
Que sans nous on prend la pile.
Mais c'est bien fini, on en a assez,
Personn' ne veut plus marcher,
Et le cœur bien gros, comm' dans un sanglot
On dit adieu aux civ'lots.
Même sans tambour, même sans trompette,
On s'en va là haut en baissant la tête.


Adieu la vie, adieu l'amour,
Adieu toutes les femmes.
C'est bien fini, c'est pour toujours,
De cette guerre infâme.
C'est à Craonne, sur le plateau,
Qu'on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
C'est nous les sacrifiés !

C'est malheureux d'voir sur les grands boul'vards
Tous ces gros qui font leur foire ;
Si pour eux la vie est rose,
Pour nous c'est pas la mêm' chose.
Au lieu de s'cacher, tous ces embusqués,
F'raient mieux d'monter aux tranchées
Pour défendr' leurs biens, car nous n'avons rien,
Nous autr's, les pauvr's purotins.
Tous les camarades sont enterrés là,
Pour défendr' les biens de ces messieurs-là.

 

Huit jours de tranchées, huit jours de souffrance,
Pourtant on a l'espérance
Que ce soir viendra la r'lève
Que nous attendons sans trêve.
Soudain, dans la nuit et dans le silence,
On voit quelqu'un qui s'avance,
C'est un officier de chasseurs à pied,
Qui vient pour nous remplacer.
Doucement dans l'ombre, sous la pluie qui tombe
Les petits chasseurs vont chercher leurs tombes.

C'est malheureux d'voir sur les grands boulevards
Tous ces gros qui font la foire
Si pour eux la vie est rose
Pour nous c'est pas la même chose
Au lieu d'se cacher tous ces embusqués
Feraient mieux de monter aux tranchées
Pour défendre leur bien ; car nous n'avons rien
Nous autres les pauv' purotins
Tous les camarades sont enterrés là
Pour défendr' les biens de ces messieurs-là


Ceux qu'ont l'pognon, ceux-là r'viendront,
Car c'est pour eux qu'on crève.
Mais c'est fini, car les trouffions
Vont tous se mettre en grève.
Ce s'ra votre tour, messieurs les gros,
De monter sur l'plateau,
Car si vous voulez la guerre,
Payez-la de votre peau !

8 novembre 2014

UN VOYAGE INATTENDU : FOLIE CHROMATIQUE

Cette semaine, j'ai réuni deux défis d'écriture en un seul texte.

- Les Plumes d'Asphodèle (c'est par ici)
- Les Impromptus Littéraires (c'est par là)

Deux consignes, donc.

- 24 mots collectés par Asphodèle, lundi, sur le thème de "la folie", à insérer dans un texte. (on avait le droit d'un laisser un : pour moi, ce fut bergère)
grain, conséquence, ordinaire, manquer, zinzin, camisole, extravagance, quotidien, douce, furieux, maîtrise, artiste, abandon, univers, psychose, conte, rêveur, bleu, aliéniste, bergère, escapade, onduler, outrageux, obsédant.

- "Dans un musée, une exposition, voire même en regardant une reproduction dans un magazine, vous êtes fasciné par un tableau, une photo, une affiche ... Vous ne pouvez plus en détacher votre regard. C'est alors que tout bascule brusquement : vous êtes projeté à l'intérieur même de l’œuvre"

Voici donc le résultat de mes élucubrations plumitives.

********************

CHAGALL

Elle connaissait l’extravagance parfois outrageuse de Marc Chagall, l’univers déconstruit des objets et de l’espace dans son œuvre, sa maîtrise des couleurs. Elle croyait tout connaître de cet artiste que d’aucuns décrivaient comme un peu zinzin, empreint de la psychose propre aux juifs déracinés qui auraient trouvé dans l’art un moyen de s’exprimer. Ce dont elle était sûre, c’est qu’elle aimait le monde rêveur, fantastique et obsédant qui habite toutes ses toiles. Obsessionnel, serait, même, plus approprié.

Lorsque, au Grand Palais, en cet été 2013, elle entre, elle est prête au plus total abandon. Prête à se laisser guider par ses émotions et les conséquences qu’elles pourront avoir sur son quotidien. Quitter, ne serait-ce que quelques heures, l’ordinaire de sa vie et ne rien manquer de cette explosion de chromatisme onirique qu’elle se prépare à explorer.

Sa lente déambulation entre les créations du célèbre cubiste la conduit de toiles en toiles. Elle s’arrête soudain, fascinée par une huile. Ce sont les verts qui attirent son œil, leurs grains nuancés, quelques-uns tirant sur le bleu ; la mise en perspective d’un bosquet de bouleaux dans l’encadrement d’une fenêtre. Elle s’avance, comme si elle voulait pénétrer à l’intérieur de cette cuisine ; elle avance ; elle pénètre dans la cuisine.

Sans bruit, pour ne pas importuner le couple d’amoureux qui contemple le spectacle d’une nature libre, elle avance. La voici qui regarde par la croisée, elle aussi. Ils ne l’ont pas vue, tout occupés qu’ils sont à s’unir dans cette douce contemplation. Elle s’immisce dans leur communion de pensée devant le merveilleux qui cogne à la fenêtre. Une prairie, une haie fleurie, les arbres élancés… La fenêtre de l’intime. Elle retient son envie de prendre l’une des pommes, posée sur les assiettes retournées. Elle a envie. Mais se retient. Ne pas déranger, ne rien déranger. Le rideau soulevé, le châle accroché, le sucrier, le pichet, la tasse… témoins paisibles de la vie domestique. Ne pas perturber, ne rien perturber. Ces regards vers l’extérieur. Une escapade poétique. Un ici et maintenant.

-      Mais que diable faites-vous ici !

-      Chut, vous allez les importuner !

-      Madame, ils ne peuvent plus être incommodés. Ils auront bientôt un siècle ! Sortez de cette pièce, immédiatement !

-      De cette pièce ? Mais de laquelle ?

-      Ne voyez-vous pas que vous êtes entrée dans la cuisine de Marc et Bella ? J’espère que vous n’avez pas croqué « LA » pomme, en plus !

-      « LA » pomme ? Mais…

-      Oui ! « LA » pomme ! ne me racontez pas des contes, comme l’autre folle furieuse, l’autre jour ! J’ai dû appeler des aliénistes pour qu’ils lui passent la camisole ! Elle voulait prendre la place de la petite aiguille, parce qu’elle se disait lointaine descendante de Guillaume.

-      Guillaume ?

-      Oui Madame. Guillaume. Blaise aussi, et Herwarth, et Ricciotto ….

CHAGALL - hommage à Apollinaire

Elle écarquille les yeux, n’en croit pas ses oreilles. À pas furtifs, elle quitte la cuisine. Dans le couloir, son regard s’abouche presque violemment avec une nouvelle toile : elle comprend mieux cette histoire de pomme, de « LA » pomme. Le temps s’enfuit avec le tic-tac d’une horloge humaine. « LA » pomme est là, symbole du péché premier. Ceignant le couple originel, ondule la forme spiralée du serpent tentateur. Aux pieds de l’être double qui tient le fruit de toutes les convoitises, un cœur percé d’une flèche. Quatre noms l’auréolent. Une touchante déclaration d’amour aux quatre personnages qui ont toujours soutenu l’incomparable créateur : Apollinaire, Cendrars, Walden, Canudo

Elle devient Ève. La clepsydre de son destin commence à s’écouler.

 

Première oeuvre : Fenêtre à la campagne - Marc Chagall - 1915
Deuxième oeuvre : Hommage à Apollinaire - Marc Chagall - 1911/1912

Littér'auteurs/2014/11/08

 

ASPHODELE

3 novembre 2014

ENCYCLOPÉDIE DE L'ÉCHEC SENTIMENTAL - Khun San

Khun San - Encyclopédie de l'échec sentimental

ENCYCLOPÉDIE DE L’ÉCHEC SENTIMENTAL – KHUN SAN

Editeur : Asphodèle (28 décembre 2010)

Collection : NOUVELLES

90 pages

 

 

 

 

Ici, l’Apocalypse est simple, le Brouillard intime, le Ciel clandestin, la Déclaration amnésique, la Folie lucide, l’Histoire vraie, le Sens unique, …, le Zoo humain.

Ici, c’est l’ABéCéDaire du genre humain qui se décline au fil des pages de ce recueil de nouvelles. Vingt-six histoires courtes qui ne relatent pas des histoires d’amour, au sens où le titre pourrait le laisser croire.

L’échec sentimental, c’est la solitude de l’être. Un mot qui n’apparaît dans aucun des titres de ces nouvelles. Qui pourtant est omniprésent dans la vie des vingt-six personnages qui les habitent.

Ici, on mange, on boit, on coupe, on hache. Des macarons, du Musigny, des tomates, du basilic, du lait de chamelle, du thé, des testicules. On baise, on couche, on fornique. On croit s’aimer et on est sûr de se désaimer. Mais la chair est morte, comme celle que fantasme une jeune femme en regardant les mains de son compagnon qu’elle imagine boucher, « plongées dans des masses de chair »

Ici, la sexualité est ubiquiste, à fleur de peau, mais jamais extatique. « Je verse [le vin] sur mon ventre, forcément il le lèche, enfonce sa langue et ça continue comme tous les soirs. Ce n’est pas si mal au fond, c’est juste qu’avec le chinois je jouis » (Brouillard intime).

Ici, les mots sont rares, presque insolites. « …, dit l’homme tranquillement et sans accent ». (Folie lucide).

Une nouvelle que j’aime beaucoup, c’est Lunettes noires. Elle résume l’ensemble du recueil : « Entre la vie et moi il y a un nom ». Ce nom qui s’interpose entre la vie et le personnage, qui fait tout comme lui et « met des lunettes noires ». Ce nom qui rend impossible le rapport à autrui, qui définit le moi comme la seule réalité. L’autre existe-t-il ?

À la fin de la lecture de ces vingt-six nouvelles, on est [presque] convaincu que – NON – il n’y a pas « d’autre » que soi-même. Avec un peu de recul et de discernement, je me suis dit que, malgré tout, l’autre, c’est quand même bien qu’il existe et que je le reconnaisse. C’est convier la philosophie cartésienne, qui, dans l’épreuve du doute, met en question l’existence de toute chose dans la mesure où ceci pourrait n’être qu’illusion. Et pour m’obstiner à étaler ma culture, je ferai appel à Jean-Paul Sartre dont tout le monde connaît la célèbre phrase : « L’enfer, c’est les autres », qu’il a expliqué ainsi : « Je veux dire que si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l’autre ne peut être que l’enfer. Pourquoi ? Parce que les autres sont, au fond, ce qu’il y a de plus important en nous, même pour la propre connaissance de nous-mêmes. Nous nous jugeons avec les moyens que les autres nous ont fournis. Quoi que je dise sur moi, quoi que je sente de moi, toujours le jugement d’autrui entre dedans. Je veux dire que si mes rapports sont mauvais, je me mets dans la totale dépendance d’autrui et alors en effet je suis en enfer. Il existe quantité de gens qui sont en enfer parce qu’ils dépendent du jugement d’autrui »..

Un superbe recueil, dans lequel je me replonge très souvent. Une belle révélation que cette auteure. Lauréate des 2èmes Gouttes d'Or de la nouvelle (2008), organisée par l'association Du souffle sous la plume, Khun San reste pour moi une mystérieuse nouvelliste que j’ai eu plaisir à rencontrer et découvrir.

Une participation au MOIS DE LA NOUVELLE, chez Flo (ici)

2 novembre 2014

LES DÉSORDRES - Jean Sénac

JEAN SENAC LES DESORDRES

QUARTIER BLANC

   à R.P.

Si tu viens un jour
je ferme les yeux
je laisse les yeux
je laisse le bleu
mordre

Mais tous les printemps
ne sont pas présents
dans une seule
vie

Toi tu prends le marbre
l’or les églantiers
moi je garde dans mes plaies
le sable

Un jour si tu rentres
dans le jardin clos
tu verras mes os
fleurir

Le lilas griffer
la rose blanchir
et les orties tordre
l’été.

  Oran, février 1953

**********

signature jean sénac

Jean Sénac, fils bâtard d’une modiste espagnole et d’un coiffeur français, est né en 1926 à Béni-Saf, port minier algérien. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, il se lie à de nombreux écrivains. C’est à Albert Camus qu’il doit sa première publication, Poèmes, dans la collection «Espoir» chez Gallimard, avec une préface de René Char. Entre 1954 et 1962, Jean Sénac s’installe en France, mais participe à la lutte du peuple algérien. Quand il retourne en Algérie, il prend des fonctions officielles dans l’Union des écrivains. Son homosexualité affichée, sa critique d’une nouvelle nomenklatura ne plaisent pas. Dans la nuit du 29 au 30 août 1973, il est poignardé dans le taudis où il vivait.

 

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