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Littér'auteurs
30 septembre 2014

L'INCESSANT ~ Charles Juliet

L'INCESSANT CHARLES JULIET

L’incessant
Charles Juliet
Théâtre
P.O.L éditeur (22 septembre 2011)
38 pages

 

Deux voix intérieures… deux voix qui s’affrontent, se confrontent, se collettent, deux êtres qui dialoguent ou qui tentent de le faire. L’une et l’autre s’incarnent dans le même personnage. L’une est féminine, l’autre masculine. Les deux parties de l’être. Contradictoires, discordantes, incompatibles. Qui se mènent un combat sans merci. Qui évaluent et opposent les valeurs respectives qu’ils défendent âprement, chacun pour soi.

« L’homme » se complaît dans un engourdissement dont il se lamente. « La femme » défend la cause de la lutte contre la négation, « l’auto-négation ». Elle est la petite voix qui résonne et raisonne en chacun de nous. Certains la nomment conscience Il est l’apparent, l’ostensible, le paraître. Alors qu’il se plaint de toutes les misères du monde, elle prône l’accord avec une vie en cohérence : « Tu te répands en anathèmes sur l’incompréhension, l’intolérance, l’avidité, la haine, la barbarie…, mais toi, dans quel camp vas-tu te ranger ? Seras-tu de ceux qui vont ajouter à la confusion, l’injustice, la violence ? Ou au contraire, vas-tu t’employer, dans la mesure de tes moyens, à combattre ces fléaux. »

L’exploration intérieure est, comme dans beaucoup de ses autres écrits, au cœur de cette œuvre de théâtre. C’est la voix que l’on entend parler en nous, cette petite voix intérieure qui essaie parfois désespérément de nous amener à la raison. Mais c’est aussi la voix qui modélise les valeurs auxquelles nous sommes confrontés.

Le dialogue intérieur « incessant » qui secoue notre apathie naturelle ; qui bouscule nos lâchetés et nos lassitudes ; qui nous met face à nos réalités ; qui nous souffle quelques stratégies pour nous ressentir mieux au cœur de notre être profond. En harmonie. Sans masque.

Mon premier contact avec cet auteur. Un contact qui m'a donné envie de poursuivre la rencontre. C'est Flo qui sur son blog "Fragments du paradis" (ici) souhaite fêter les 80 ans de ce grand Monsieur en incitant le plus grand nombre possible à lire et publier un avis sur un des ouvrages de Charles Juliet. Le 30 septembre (c'est à dire aujourdhui), en fin de journée, elle mettra en ligne une compilation des chroniques qui lui auront été communiquées. Ne manquez pas de suivre les liens.

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28 septembre 2014

LES ENFANTS DE LA DOUCEUR IMMOBILE - Danielle Berthier & Jean-Marie Berthier

LES ENFANTS DE LA DOUCEUR IMMOBILE

Je pleure pour eux

 

Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?
Je pleure pour eux.

Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?
Je pleure pour eux, là-bas, seuls, sans moi, sans le
monde, le jour, la nuit, ainsi, toujours.

Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?
Je pleure pour les ruisseaux, pour les fleuves, je
pleure pour toute l'eau de la mer, je pleure pour la
lune et pour le soleil qui ne peut pleurer.

Que jamais ne cessent mes pleurs, qu'ils couvrent
le monde, qu'ils tombent au profond des gouffres,
des abysses, sur les bêtes sans âge, sur les sables
balayés inlassablement, sur les fluides, sur le minéral
englouti.

Par les grands fonds qu'ils reposent, au sein des
formes premières.

Mon enfant, pourquoi pleures-tu ?
Je pleure pour la vie, pour la mort qui ne peut
pleurer.

Jean-Marie Berthier


« Les enfants de la douceur immobile m’apparaît comme un requiem dont les thèmes s’imposent et se répondent. Il y a d’abord la douleur, la douleur avant le mot ; et le temps n’apporte pas l’oubli mais une forme de transcendance. Ici nulle religion ne propose sa consolation ni ses illusions d’éternité. Les disparus sont en nous qui sommes au monde. Et dans ce monde nous percevons la trace vive de leur présence…

Ce qui m’émeut avant tout, à l’écoute de cette double voix qui parle de vie, de mort, de douleur en unité, c’est le triomphe final de la douceur sur la douleur. » Jean Joubert, préface (extraits)


J'ai rencontré Danielle Berthier et Jean-Marie au Marché de la Poésie à Paris (Place Saint Sulpice) cette année. Nous sommes restés ensemble quelques longs et beaux instants à partager la douceur de nos douleurs. Un rendez-vous spontané, authentique, qui a résonné en moi, qui a fait écho...

Ce poème, je le dédie à ceux qui vivent et meurent dans le temps sauvage que nous habitons en ce début du XXI° siècle. Je le dédie à Hervé Gourdel, James Foley et Steven Sotloff, et à tous ceux qui perdent leur vie seulement parce qu'ils sont juste ce qu'ils sont.

Je le dédie aussi à Pierre, et à Mireille, et à Jean-Philippe.

24 septembre 2014

ESSENTI'ELLE, pour les Impromptus Littéraires

Le thème d'écriture est, cette semaine : "le voyage d'une goutte". Celle-ci est d'Or.

 


 

plan du quartier en 1850

Essenti’Elle

Elle sort, encore ensommeillée, du métro Barbès-Rochechouart. Il est tôt et frisquet, mais elle est décidée : il est essentiel qu’elle fasse ce pèlerinage.

Traversée du Boulevard de la Chapelle ; la circulation est déjà dense et les klaxons retentissent. À sa gauche, la rue des Islettes dans laquelle elle s’engouffre. C’est la première étape de son circuit. « Je me prends pour le Christ sur son chemin de croix, pense-t-elle, émue. Mais pour moi il n’y aura pas autant de stations ». Oui, c’est en quelque sorte un chemin de croix qu’elle entreprend. Un retour à petits pas sur son passé. Ce passé qu’elle recherche depuis si longtemps et qui, de générations en générations, a été tu, dissimulé, supprimé. C’est à la hauteur du n°12 qu’elle s’arrête.

C’est sinistre ; elle frissonne. Une porte de garage en bas d’un immeuble en béton. Et là, dans l’angle, le gourbi d’un sans-abri. Un pauvre sourire s’esquisse sur ses lèvres. Ce n’est pas comme cela qu’elle imaginait le domicile de sa quadrisaïeule ! Certes, en 1830, il n’y avait ni métro, ni parking. Mais déjà la misère et la pauvreté régnaient dans ce quartier ; elles ont traversé le temps et survivent encore. Pas de trace, non plus, du lavoir dont elle a récemment découvert l’existence du temps de son ancêtre. Mais une place. Bétonnée, elle aussi. Déserte.

Ce quartier ne lui dit rien qui vaille, on y sent le dénuement, l’impécuniosité.

Elle sort de son sac le plan qu’elle a retrouvé au fond d’une armoire, dans la datcha de ses grands-parents. Il est daté de 1850. Il ressemble à un vieux parchemin. On pourrait la croire occupée à une chasse au trésor !

Elle tente de se repérer, de faire le lien entre le passé et maintenant. C’est pour cela qu’elle est venue ici. Établir un pont entre sa lointaine Russie et ce quartier de Paris Le pont de son histoire. Elle se sent perdue, minuscule goutte dans une heuristique complexe et secrète. Clandestine. Inavouée. Obscure.

Elle s’égare, s’affole, dans ces rues enchevêtrées. Elle avance, revient, repart… cherche la plaque sur le mur qui lui dira qu’elle est arrivée chez elle, enfin. Elle ne veut pas demander son chemin, persuadée que son sang parlera, que l’objectif sera atteint. La mission qu’elle a promis à son fils d’accomplir quelques jours avant qu’il ne meure.

Soudain. « Rue de La Goutte D’or ». C’est là. C’est là qu’Anna Coupeau, en 1852, est née. Anna, dite Nana, son arrière-arrière-grand-mère née de l’union de Gervaise Macquart et de Coupeau. Nana, qui lors de son séjour en Russie, en 1869, avait donné naissance à une fille où elle l’avait abandonnée, l’année suivante, pour retrouver, à Paris, son fils Louiset et le suivre dans la tombe atteinte de la variole qu’il lui avait transmise.

Elle a retrouvé son origine.

Littér’auteurs – 2014/09/23

22 septembre 2014

LA PORTE DES ENFERS - Laurent Gaudé

LA PORTE DES ENFERS - Laurent Gaudé

La porte des enfers
Laurent Gaudé
Acte Sud (Babel) - 29 mai 2010
Poche, 266 pages

 

Ainsi le Paradis n’existerait pas pour nos défunts, même les plus vertueux ? Ainsi, tous, emmenant avec eux une partie de nous, seraient inéluctablement condamnés à affronter de terribles épreuves souterraines, avant que l’oubli terrestre ne les engloutisse dans la mort ultime ?

C’est la thèse que Laurent Gaudé défend dans ce somptueux roman. Et cette thèse m’a conduite dans une réflexion profonde et intime sur le rapport que nous pouvons avoir avec la perte et le deuil.

Naples. La mort violente d’un enfant de six ans, tué d’une balle perdue au cours d’un règlement de compte mafieux, fait basculer la vie de ses parents. Un tel sujet aurait pu faire verser le texte dans un mélo poisseux et larmoyant, où il aurait pu être question de vengeance, d’incommensurable affliction, de prostration hébétée. Ces thématiques, omniprésentes, Laurent Gaudé les prend à contre-pied et leur donne une amplitude symbolique « Extra-Ordinaire ». Hors du rationnel, et pourtant si proche des bouleversements qu’impose un tel déchirement.

S’inspirant du mythe d’Orphée, le romancier emmène le père jusqu’au lieu où erre l’ombre de son enfant. Dans « les enfers », et non dans « l’enfer » embrasé de notre traditionnelle théosophie. Dans un lieu où les ombres des morts, avant leur évanouissement suprême, vaguent de salles en salles, implorant que le souvenir des vivants les maintiennent hors de la dissolution absolue.

Une thèse sur la perte et le deuil ; une thèse sur la mémoration, aussi.

Les personnages de ce roman sont un compendium de l’existence : un père, une mère, un enfant, un prêtre réprouvé par les Hautes Autorités Ecclésiastiques, un « professore » homosexuel à la limite de la pédophilie, un travesti extravagant et empathique, un tenancier de bar un peu sorcier…

Une seule femme, la mère. Synthèse du don de la vie et de la faculté d’oubli. Son rôle m’a quelque peu étonnée, d’ailleurs. Lorsqu’elle décide – choisit – d’oublier. D’oublier son enfant, d’oublier sa propre vie, de s’oublier. Surprise que Laurent Gaudé ne lui ai pas attribué le statut de gardienne de la mémoire de son fils. Après avoir exigé de son mari qu’il venge la mort de leur enfant ou qu’il le lui ramène, après avoir constaté qu’il ne peut accéder à sa demande, après avoir lancé sa malédiction, elle partira sur le chemin de l’oubli, du déni, du reniement et de la renonciation.

Le rôle des hommes de ce roman est prééminent : au fil du roman, ils s’élèvent en puissance au-dessus de ce et ceux qui les entourent. Le père, personnage central, porte le souvenir de son enfant dans la culpabilité : il a besoin de rédemption, il a besoin de participer au salut des mânes de son fils par l’expiation. Ses compagnons de quête, des silhouettes de l’ombre : le succédané d’une société anonyme, clandestine, androgyne.

Jamais je n’aurais lu ce fantastique ouvrage si Isabelle (son blog est ici) ne me l’avait offert pour mon anniversaire. Ni le titre, ni le thème, ni la couverture ne m’auraient engagée ne serait-ce qu’à le feuilleter. Je la remercie d’avoir forcé ma porte, de m’avoir emmenée sur les rives du Styx, et de m’avoir permis d’en revenir, fortifiée.

21 septembre 2014

SILVIA BARON SUPERVIELLE : Autour du vide

BARON SUPERVIELLE Autour du vide

 

j'écris encore

avec la corde
du corps 
sur l'abîme

comme avant
de lâcher
le vide

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18 septembre 2014

NOCTU'ELLE pour les Impromptus Littéraires

Noctu’Elle

 

 

isabelle-femelle papillon

Isabelle Noctuelle, éblouie par l’obscurité de la chambre, se sent portée vers une trouble clarté aux contours imprécis. Elle se cogne contre la vitre, meurtrit ses ailes, relance sa quête improbable vers la nitescence enténébrée ; s’abat, étourdie, sur une bordure de fenêtre pruinée d’années d’abandon. Elle s’ébroue, commotionnée. Erre, désemparée, sur le rebord de la tabatière. S’empêtre dans le canevas englué d’une toile arachnéenne. Sa flamboyance de vitraux de soleil couchant, s’agite, éperdue.

Isabelle Noctuelle est posée.
Là.
Scrute, à petites impulsions.
Pose une patte gracile.
Palpe.
Masse.
Pelote.
Sonde.
Se décide à explorer.
Tourne le dos à la lumière.
Heurte de ses flagelles une étrangeté : glaciale, austère, inerte.
Sensilles en alerte, elle furette.
Elle chasse quelques grains de poussière pour s’approcher au plus près de la matière de cette saugrenuité.
C’est glissant,
c’est glaçant.
C’est sombre.

Et pourtant elle distingue un reflet. Elle parvient malaisément déployer à nouveau sa voilure chamarrée. Ne se tourne surtout pas vers la lumière qui l’attirerait irrésistiblement. Il faut qu’elle sache ce qu’est cet objet.

Isabelle Noctuelle est rentrée dans l’objet.
Elle étouffe,
s’asphyxie,
s’étiole,
se brise,
suffoque,
se noie.
Sombre.
Succombe.

Littér’auteurs - 2014/09/17

« Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence. »

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Le Flacon »


IL

La contraine d'écriture était, cette semaine d'inspiraton photographique. Et c'est ce superbe papillon nocturne, l'Isabelle (ou papillon vitrail) qui m'a fait découvrir ces lieux, que Charles Baudelaire semble, lui aussi,avoir visités.

14 septembre 2014

BÉATRICE ARNAUD-GORECKI : À l'épée de l'encre - Dimanche en poésie

À L'ÉPÉE DE L'ENCRE - BÉATRICE ARNAUD-GORECKI

J'ai pris racine
dans le vent

et

je n'ai plus aucun
nulle part


où aller

 

 

BÉATRICE ARNAUD-GORECKI 
À l'épée de l'encre 
Éditions littérales (2010)

13 septembre 2014

Immort’Elle’s, pour "Les plumes", d'Asphodèle

 

LES PLUMES

 

Immort’Elle’s

 

Pas de regrets. Non. Surtout pas de regrets, se dit-elle.

« Je ne vais pas stocker les souvenirs, comme lorsque, fillette pleine d’espièglerie, je stockais les pots de confiture vides qu’avec jubilation j’avais subtilisés à ma grand-mère. Elle fourrageait dans tous les placards à leur recherche, pendant que, dans la marmite en cuivre, bouillonnait le sirupeux jus des fruits qu’elle m’avait obligée à aller ramasser. Et de sirupeux, le mélange devenait visqueux, poisseux, pour mon plus grand bonheur. Je suivais d’un œil attentif l’immédiate caramélisation de la marmelade pendant que grand-mère, maugréant, prospectait en vain toute la maison. Elle mettait cette confusion sur le compte de son âge ; disait qu’elle perdait la mémoire. Et pendant ce temps-là, la compotée devenait inconsommable. Une petite vengeance ».

Pas de regrets. Non. Surtout pas de regrets, se dit-elle.

 « Je ne vais pas raviver l’image de cette myriade d’hélianthes découverte un jour de flânerie, au détour d’une forêt. Le bleu cosmique capelait la marée flavescente ; l’ocre somptueux de cet océan imprévu m’avait emplie d’allégresse, m’avait offert un regain de fringance dans un moment de ma vie où la tempête faisait rage. Un instant d’ivresse qui m’avait ramenée à la sagesse, et m’avait fait respirer de soulagement ».


 Pas de regrets. Non. Surtout pas de regrets, se dit-elle.

Insomniaque
Telle une agrypnie déroutée
elle cherche le repos.

La lune et le soleil se sont mutuellement convoqués
Pour offrir à la noctambule désorbitée
qu’elle est devenue
un dépaysement complet.

Foin des verrines secrètement barbotées,
foin des tournesols lumineux. 

C’est dans une brume énigmatique
qu’ils entrainent
son errance.

Elle se laisse conduire
Sans question.
Sans pensée.

Ses pieds
s’enfoncent
doucement
inexorablement
dans
la
boue
du
marais.

Elle ne cherche pas à s’en dégager.

Elle avance.
Lentement.

Le sourire aux lèvres.


 Pas de regrets. Non. Surtout pas de regrets, se dit-elle.

Elle prête l’oreille au boulevari de la nuit qui sourd, silencieuse et ouatée. Une ombre subreptice accompagne son ambulation, qui lui rappelle une réplique de M le maudit : « Toujours, je dois aller par les rues, et toujours je sens qu'il y a quelqu'un derrière moi. Et c'est moi-même ! Quelquefois c'est pour moi comme si je courais moi-même derrière moi ! Je veux me fuir moi-même mais je n'y arrive pas ! Je ne peux pas m'échapper ! ». Une rainette clabaude soudain, entraînant un tintamarre de coassements dissonants. Un bond, un plouf. La lune d’eau trémule à peine. Et…

rien.


Il y avait des mots imposés (23) et des mots suggérés (14), chez Asphodèle (clic sur son blog) cette semaine. Une récolte sur le thème "Les humeurs du jour".

Tous les mots imposés figurent dans ce texte :

Regrets, engranger, boue, repos, découverte, hélianthe, regainbond, imprévus, recherche, espièglerie, confiture, allégresse, jubilation, noctambule, brume, respirer, dépaysement, magnifiquebleu, marais, maudit, myriade.

Et j’ai emprunté dix des termes suggérés (soulignés) :

Rien, sourire, montagne, déménagement, soleil, question, sagesse, océan, ivresse, tempête, lune, rêve, emménager, mer

 

Martine "Littér'auteurs" - 2014.09.10

7 septembre 2014

MADAME DIOGÈNE, Aurélien Delsaux

Madame Diogène

Madame Diogène
Aurélien Delsaux
Albin Michel (20 août 2014)
144 p.

 

Diogène vivait dans un tonneau, quelques-uns d’entre nous le savent. Madame, elle, vit dans un appartement. Un appartement dans un immeuble.

Diogène vivait seul. Madame, elle, ne vit pas si seule que ça. Il y a les voisins du dessus, ceux du dessous, sa nièce, l’assistante sociale, les gens de la rue, les mouvements dans la rue… Il y a aussi une foultitude d’animaux dans son appartement.

Diogène vivait sale. Madame, elle, est pouacre. Tellement pouacre qu’on pourrait dire répugnante. Mais c’est pareil.

Trois clichés plus tard, je pourrais dire que Madame Diogène n’inspire guère la sympathie.

Et pourtant ! Cette vieille dame qu’Aurélien Delsaux nous présente dans son premier roman, elle est bien « autre chose » que ces représentations à l’emporte-pièce que le lecteur pourrait se faire d’emblée. Si les souvenirs la fuient, elle a entassé dans son antre tout ce qui les composait. Elle ne sait plus qu’en faire puisque presque tous ont perdu sens et qu’ils sont devenus déchets ; mais ils sont là, autour d’elle, en elle qui observe, muette, les vestiges de ce qu’elle a connu. Si elle n’a plus les mots pour décoder ce qu’elle voit, elle perce du regard ce qu’elle ne connait pas.

Son regard pourrait être celui du lecteur s’il veut s’en laisser convaincre ; le regard sur un monde qui part à vau-l’eau, selon l’auteur : manifestants qui « marchent d’un bon pas, joyeux de colère », policiers qui « à l’avancée du cortège, se raidissent », « parade de cirque […], révolution pour rire ». C’est ce monde qu’elle scrute, un monde perdu dans une tourmente, qui soubresaute au rythme des slogans, aux éclairs des lacrymogènes, aux hurlements des sirènes policières, aux retentissements des cris, aux giclements de sang. « Elle est, elle, dans son trou sombre, blottie tout au fond du présent ».

Roman inquiétant, troublant, perturbant, percutant, émouvant. Madame Diogène n’est-elle pas, comme Aurélien Delsaux le dit dans une récente interview, « la dernière humaine » ?

Présentation de l'éditeur

Comment résister au monde ? Se soustraire à son principe de réalité ?

En se terrant chez elle, parmi souvenirs et objets quotidiens qu’elle accumule jusqu’au vertige, une femme fait un choix radical : celui de s exclure pour vivre librement. De son abri, « blottie tout au fond du présent », elle contemple le dehors sans se laisser atteindre et navigue à vue, dans l’oubli du reste du monde.

Récit d’une guerre silencieuse et salutaire, métaphore du monde contemporain, le premier roman d’Aurélien Delsaux sans pathos aucun mais avec une précision d’entomologiste interroge avec un détachement impressionnant la mémoire et la solitude, la liberté et l’insoumission. Un univers et un style qui révèlent un écrivain à part entière.

3 septembre 2014

Démenti’Elle

Je viens de [re]faire connaissance avec les Impromptus littéraires. Cette semaine il faut rédiger un texte comprenant les mots ou locutions suivants: rosier nain, pédicure, insomniaque et pipe à opium.

Littér'auteurs - 03/09/2014


PIPE A OPIUM

Elle se languit sur ce banc. Que diable a-t-elle accepté un poste de nurse dans cette famille qui se prétend so british ! Elle les observe tous les quatre, ces mioches enchifrenés qu’aucun mouchoir en papier ne parvient à débarbouiller. Si encore ils s’exprimaient en anglais correct ! Elle aurait pu revendiquer ce job d’été auprès de Madame Bacon, en septembre, quand elle s’échinerait sur une traduction hasardeuse. « Ce n’est pas de ma faute, aurait-elle expliqué, si ces quatre marmots sont béotiens dans leur propre idiome. Ce n’est pas dans la noble langue qu’ils s’expriment, mais dans un dialecte ponctué de strates d’onomatopées ».

À leur décharge, il faut avouer que leurs origines sont pour le moins plébéiennes ; que leur père utilise davantage la pipe à opium – « opium pipe », ça, ils savent le dire – que le stylo Parker* (qui n’est certes pas anglais) ; que leur pédicure de mère a découvert sa passion pour les pieds dans une fumerie Thaïlandaise. Les pieds – foot – pas ceux que l’on compte sur les doigts (de la main) pour rédiger un poème. C’est d’ailleurs là et ainsi qu’elle a rencontré l’homme de sa vie : ses pieds d’abord. Certes, on peut ne pas être une famille d’intellectuels et s’octroyer pourtant les services d’une jeune fille au pair, même quand on habite Belleville, dans le vingtième.

Elle se languit sur ce banc, à guetter les faits et gestes des quatre bambins embroussaillés de la famille Rosebush. Elle sent l’exaspération monter en elle. Morveux, hirsutes, incultes. Que diable a-t-elle accepté un poste de nurse dans cette famille qui se prétend so british !

Son regard erre dans le parc. Se dépose sur un rosier nain calamiteux plus nanti d’épines acérées que de fragrantes fleurs. Les quatre gosses criaillent et se trémoussent. Son regard va des uns à l’autre. Son exaspération se transforme progressivement en éréthisme. Nerveux, comme le décrit Marcel Proust. Les épines de l’églantier s’allongent, se gonflent. Se transforment en dents d’un peigne géant qu’elle s’égare à passer avec volupté dans les tignasses emmêlées, ignorant les cris de douleur de leurs propriétaires. Alors ses gestes se font plus bourrus encore, plus secs : avec les feuilles de la maladive plantule, elle démorve les frimousses qui s’empourprent sous la rugosité abrasive du feuillage.

Elle se languit sur ce banc. Que diable a-t-elle accepté un poste de nurse dans cette famille qui se prétend so british ! Soudain, elle sent sur son bras une caressante pression. Puis une autre sur la jambe. Et une nouvelle sur son épaule. Et une dernière sur sa joue. Elle tressaille. Quatre gracieux diablotins la contemplent en souriant. « Mademoiselle, lui disent-ils, dans un français parfait, mademoiselle vous vous êtes assoupie ! Nous avons veillé sur vous pour que personne ne viennent vous incommoder. » Elle revient à la réalité. Elle émerge de son rêve d’insomniaque.

D’agrypnie, comme le décrit Marcel Proust.

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