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Littér'auteurs
26 janvier 2014

LA SUPPLICATION, Svetlana Alexievitch

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La supplication,
Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse
Svetlana Alexievitch
JC Lattès, 1998, 267pages, 18,50 €

 

 

 

 

 

Depuis le 26 avril 1986, le monde n’est plus celui que nous croyons connaître. Le monde a changé en cet instant même où l’un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé. Le monde. Pas le périmètre devenu interdit autour du site maudit. Le monde, « tout le monde ». La terre du monde, l’air du monde, l’eau du monde, le feu du monde, les vivants du monde.

Svetlana Alexievitch, dans ce livre témoignages-documents-reportage-chronique convoque les « SUR-vivants » de l’apocalypse. Elle ne commente pas. Mais entre les lignes, entre les chapitres, entre les mots qu’elle a moissonnés, on ressent le parti-pris qu’elle prend de dénoncer, d’alerter, de témoigner de cette fin du monde qui n’a pas été dite, et qui ne l’est toujours pas.

« Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes » (Strophes pour le souvenir » Louis Aragon, in  « Le Roman Inachevé », 1955). Hommes, Femmes, Enfants… inconscients du drame, au moment même où il se noue.

Ce n’est pas de l’évènement que veut attester ce livre. C’est de l’après apocalypse. Ce sont les voix des rescapés (pour peu de temps, sans doute). Ceux qui ont perdu leurs proches, ceux qui ont été déracinés, ceux qui ont donné vie à des enfants mutilés, amputés de la vie avant même de l’avoir commencée. Des patriotes, des enrôlés involontaires, des scientifiques, des inconscients, des soldats, des résidents non autorisés…

Nikolaï Fomitch Kalouguine… les lecteurs d’Antoine Choplin reconnaîtront ce père qui, dans « La Nuit Tombée »*, en moto, traverse la forêt, pour récupérer une porte de son appartement de Pripiat. « Notre porte… Notre talisman ! Une relique de famille. Mon père a été allongé sur cette porte. J’ignore l’usage ailleurs, mais, chez nous, ma mère disait qu’il fallait coucher les défunts sur la porte de la maison en attendant de les mettre en bière. […] Ma fille avait six ans. Je la borde et elle me murmure à l’oreille : « Papa,  je veux vivre, je suis encore petite. » […] Nous l’avons allongée sur la porte… Sur la porte qui avait supporté mon père, jadis. Elle est restée là jusqu’à l’arrivée du petit cercueil… Il était à peine plus grand que la boîte d’une poupée. Je veux témoigner que ma fille est morte à cause de Tchernobyl ».

Arkadi Pavlovitch Bogdankevitch, un assistant médecin… « Bonne gens, laissez-moi tranquille ! Nous autres, nous habitions ici. Vous vous allez causer et repartir. Mais nous resterons. […] Pouvez-vous être d’un quelconque secours ? Non ! Alors, à quoi bon venir ? Nous poser des questions ? Nous toucher ? Je ne veux pas faire commerce de leur malheur. Ou philosopher là-dessus. Bonne gens, laissez-moi ! C’est à nous de rester vivre ici. »

Sergueï Vassilievitch Sobolev, vice-président de l’association biélorusse « Le Bouclier de Tchernobyl »… « Il n’y aura plus jamais d’autre monde. Nous comprenons maintenant que nous n’avons nulle part où aller. Cela implique une sensation de sédentarité tragique, une autre perception du monde. Souvenez-vous d’Erich Maria Remarque… Comme une génération perdue qui rentre toujours de la guerre. Avec Tchernobyl, il s’agit d’une génération désemparée. Nous sommes désarmés… Seule la souffrance humaine n’a pas changé… Notre seul capital. Qui n’a pas de prix ! »

 Vassili Borissovitch Nesterenko, ancien directeur de l’Institut de l’énergie nucléaire de l’Académie des Sciences de Biélorussie … que les lecteurs de Javier Sebastian reconnaitront dans « Le cycliste de Tchernobyl »*. « Non, ce n’était pas des criminels, mais des ignorants. Un complot de l’ignorance et du corporatisme. Le principe de leur vie, à l’école des apparatchiks : ne pas sortir le nez dehors […] Surtout pas de vagues, ne semez pas la panique, il y a déjà assez de bruit autour de cela en Occident. […]  Les responsables ne se faisaient pas de souci pour les gens, ils s’en faisaient pour leur pouvoir. Nous vivons dans un pays de pouvoir et non dans un pays d’êtres humains ».

Svetlana Alexievitch, l’auteur de ce livre… « C’est plus qu’une catastrophe…. Justement tenter de placer Tchernobyl au niveau des catastrophes les plus connues nous empêche d’avoir une vraie réflexion sur le phénomène qu’il représente. Nous semblons aller tout le temps dans une mauvaise direction. Dans ce cas précis, notre vieille expérience est visiblement insuffisante. Après Tchernobyl, nous vivons dans un monde différent, l’ancien monde n’existe plus. Mais l’homme n’a pas envie de penser à cela, car il n’y a jamais réfléchi. Il a été pris de court ».

Valentina Timifeïevna Pannassevitch, l'épouse d'un liquidateur, Vladimir Matveïevitch Ivanov, ancien premier secrétaire du comité du parti du du district de Slavgorod, et des dizaines d'autres se confient à l'auteure dans un livre à lire, 22 ans après ce « phénomène », parce que Tchernobyl est dans notre contemporanéité, parce que les traces invisibles restent ostensibles, parce que les témoignages recueillis expriment aussi la force de vie qui anime l’être humain.

EN GUISE D'ÉPILOGUE

"Une agence de voyage de Kiev propose des voyages à Tchernobyl et une tournée au coeur des villages morts... Naturellement,pour de l'argent. Visitez La Mecque du nucléaire..." (Le journal Babat, février 1996)


* clic sur le titre pour lire la chronique

 

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Commentaires
D
A la suite de ma lecture de La fin de l'homme rouge j'ai acheté la Supplication et je compte le lire prochainement
J
Une lecture j'imagine aussi dure que nécessaire. Je pense pour voir le trouver facilement à la médiathèque.
A
Tous les moyens sont bons pour en parler, je suis d'accord le monde ne sera plus jamais le même. Quant à ceux qui voulaient surtout préserver uniquement leur pouvoir, au mépris des vies humaines, n'en sommes nous pas là partout hélas ? Quand tu vois l'opacité en France autour du nucléaire, je ne suis pas sûre qu'une catastrophe, même moins grave, serait mieux gérée et dans la transparence. (mais nous n'avons pas de souci à nous faire puisque les nuages s'arrêtent à nos frontières).
C
Un drame qui n'a pas perdu de sa force et qu'il ne faut pas oublier. Ce titre et les autres que tu cites m'interpellent. C'est intéressant de noter les interactions entre les auteurs sur un même sujet !
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